Comment l’instinct humain devient d’une férocité sans pareille quand il s’agit de survie dans un univers transformé en champ de bataille ? Comment l’effroyable misère humaine peut transformer un africain en bête humaine exécutant froidement des otages européens tombés par le plus malencontreux des hasards sur cette terre damnée que même les dieux ont déserté ?
Telles sont les questions lancinantes que pose en filigrane le dernier roman de Yasmina Khadra qui s’inscrit en droite ligne dans la trilogie du Grand Malentendu avec notamment Les hirondelles de Kaboul, L’attentat et Les sirènes de Bagdad, une suite de romans dont la variété des thèmes se penchent sur une époque, celle du 3e millénaire dont le visage devient indescriptible dans la violence des guerres et des conflits ethniques de toutes sortes est en réalité ravagé par le choc des cultures et des mentalités. L’auteur dont la renommée dans le monde reste incontestable est traduit dans une quarantaine de pays et est actuellement directeur du centre culturel à Paris.
Ce dernier roman épais et dense est une narration qui nous livre un récit poignant de vérités premières sur une Afrique dénaturée par la misère et dont les hommes n’ont d’autres choix que le crime et la violence des armes pour survivre. Le roman qui est une description sans concession d’une Afrique orientale tour à tour bestiale, irrationnelle et infiniment courageuse, d’un continent qui tout en allant vers ses propres dérives cherche une raison ultime de survivance dans une leçon humaine qui enseigne ce que la vie veut dire. Yasmina Khadra nous installe, dès les premières lignes du roman, dans une ville européenne en Allemagne précisément à Frankfurt où le docteur Kurt Krausmann vient de perdre son épouse Jessica des suites d’un suicide.
Son ami Hans qui est un riche industriel acquis aux causes humanitaires l’emmène sur son voilier au large des côtes somaliennes à destination des Comores. Kurt qui tente d’oublier son terrible drame familial accepte finalement de l’accompagner pensant que cela l’aiderait à surmonter son chagrin. Mais le voilier voguant sur des mers dangereuses infestées de truands et bandits de tous bords est attaqué par des pirates qui prennent ces derniers en otages pour les échanger contre une rançon. Les deux Européens sont battus à morts et transportés au Soudan dans une geôle où ils subiront de la part de leurs tortionnaires le plus effroyable des traitements physiques.
L’auteur installe dans cette fiction finement écrite, et qui rappelle par moment dans les dialogues entre les personnages « La condition humaine » de l’écrivain français André Malraux, une forme de discours qui voudrait comprendre pourquoi ces tyrans ont perdu ce qu’il leur restait de plus sacré, c’est-à-dire leur âme. La véracité de certains propos que tiennent les protagonistes confondent par moment et les bourreaux et les victimes dans un enchevêtrement de textes qui opposent dans un incroyable face-à-face la haine destructrice et l’intelligence humaine tant certaines répliques sont foudroyantes.
L’équation africaine qui raconte dans un réalisme saisissant le voyage cauchemardesque d’un Européen dans une Afrique qui crie famine et où le charnier des hommes et des femmes se mêle à travers le désert à celui des animaux, apparaît comme un long apprentissage de la misère humaine, un périple noir qui va transformer Kurt Krausmann peu à peu et lui ouvrir les yeux sur un monde dont il ne soupçonnait pas l’existence, un monde livré aux prédateurs et aux tyrans génocidaires.
Au terme de ce voyage initiatique aux confins abyssal qui nous transporte les personnages de la Somalie au Soudan, Kurt Krausmann va tirer de cette douloureuse expérience un enseignement utile dans vie ultérieure, celui d’une Afrique qui malgré la pauvreté criante tente vaille que vaille de relever la tête avec une dignité imparable, en livrant un combat courageux contre les émissaires de la mort, dans un formidable élan de générosité.
L’équation africaine de Yasmina Khadra est un singulier exercice de style qui dénote l’intention humaniste qui caractérise les écrits de l’auteur, ce rêve généreux d’une fraternité retrouvée aux détours des mots, de l’épaisseur du texte qui aiguise le sens de la réflexion sur un continent livré à une souffrance millénaire. Par ailleurs la construction de l’intrigue menée de main de maître éclaire d’une certaine manière les lanternes du lecteur sur une actualité brûlante et exhorte les puissants de ce monde à reconsidérer leur attitude hautaine et froide sur les problèmes préoccupants d’un continent qui n’en finit pas de croupir dans la misère.
Lynda Graba