La famille du défunt Chadli Bendjedid, décédé il y a quatre ans à 83 ans, diffuse à doses homéopathiques des confidences sur les moments cruciaux qui ont précédé l’une des périodes les plus effroyables de l’histoire de l’Algérie indépendante. Ces confidences sont-elles consignées dans le second tome des Mémoires de Chadli, toujours sous le coude?
Cela fait 23 ans, presque jour pour jour, les Algériens apprennent, médusés, la démission de leur président. Une génération de citoyens ne le connaît qu’à travers de brefs articles parus dans la presse ou d’images fugitives, lorsqu’il est question de l’Histoire du pays.
En 23 ans, on pensait les choses pliées, mais la sortie du général Khaled Nezzar concernant ses rapports avec Ait Ahmed au lendemain de l’arrêt du processus électoral a rouvert une blessure que l’on croyait totalement fermée après plus de 20 années de lutte antiterroriste, de processus de Concorde civile, puis de Réconciliation nationale. Les Algériens de toutes conditions ont débattu d’une manière ou d’une autre de la funeste décennie. On pensait les plaies pansées et la page de la tragédie nationale tournée. Mais il semble que ce n’est pas véritablement le cas. Les acteurs de l’époque, encore vivants, prennent, un à un la parole et développent des discours contradictoires, jusqu’à replonger l’opinion nationale dans cette période noire de l’Histoire contemporaine.
Toute la polémique concerne une petite semaine de la vie de la nation. Un laps de temps où l’Algérie était sur un fil. Elle devait basculer d’un côté ou de l’autre. L’histoire nous la connaissons tous, en tout cas, celle que la presse nationale avait relayée, à l’époque. La victoire de l’ex-Fis aux législatives du 26 décembre 1991, a provoqué un choc profond au sein de la société et dans les sphères du pouvoir. Des appels à l’arrêt du processus électoral fusent de partout. L’armée se solidarise avec le Comité national pour la sauvegarde de l’Algérie (Cnsa). Dans le courant de la première semaine de janvier l’APN est dissoute, quelques jours plus tard, le 11 janvier 1992, le président Chadli apparaît à la Télévision nationale pour annoncer sa démission.
Que s’est-il passé dans l’intimité du président de la République? Comment a-t-il apprécié la situation à laquelle est arrivé le pays? Comment a-t-il motivé sa décision? Pour la première fois, des éléments de réponse sont communiqués par son entourage familial. Sa femme Halima qui était à ses côtés durant cette période tourmentée de sa vie, apporte le témoignage d’une épouse qui transcende les considérations politiciennes. Elle l’a dit au quotidien arabophone Echourouk avec, on l’imagine bien, tout le respect dû à l’homme avec lequel elle a partagé sa vie et qui avait les destinées de tout un pays entre les mains. Halima est catégorique dans son témoignage. «Je démissionne…», avait-il dit aux généraux, affirme-t-elle. «J’ai prêté serment et j’ai juré de respecter les principes de la République et de respecter la volonté populaire et c’est ce que je vais faire», traduit la femme du président qui dit tenir cette déclaration de Chadli lui-même. Il va de soi que ces propos montrent que la démission était volontaire et traduisait une volonté de ne pas travestir une promesse faite au peuple algérien. C’est ainsi que l’épouse du président a vu l’attitude de son mari, qui, dit-elle, voyait venir la stratégie de ceux qui voulaient arrêter le processus électoral. Il reste que si le président a rendu le tablier, c’était sans doute parce que sa vision des choses était minoritaire. Mais sa femme met en avant la conviction de Chadli. «Il a refusé d’annuler les élections et d’en organiser d’autres. Il a refusé d’être contre ceux qui ont gagné les élections parce qu’il respectait l’État», témoigne Mme Chadli qui dépeint de son époux l’image d’un homme très respectueux de la volonté populaire. «Il a préféré démissionner en rendant ceux qui étaient opposés à la volonté populaire, responsables de leur action», a-t-elle affirmé.
Il y a dans la déclaration de Halima comme un reproche à l’endroit de ceux qui avaient opté par l’arrêt du processus électoral. Elle s’exprimait en épouse du président et son champ d’intérêt s’arrêtait aux propos de son mari.
Ce témoignage «brut» et gauchement apolitique, au risque d’être récupéré par certains cercles politiciens est néanmoins venu conforter celui du frère de Chadli, Khelifa Bendjedid qui apporte un autre éclairage de la fameuse semaine. Khelifa dira à Echourouk que son frère a «démissionné par conviction et n’avait pas été poussé à la démission par les militaires». Pour lui, la décision de Chadli était justifiée par le fait que son départ de la présidence de la République était la solution à même de «permettre au pays de sortir de la crise».
Le témoignage de Khelifa revient sur Chadli l’homme. «Il a passé des journées très difficiles entre le 26 décembre et le 11 janvier 1992. Il était abattu psychologiquement. Il était profondément choqué par la victoire du FIS», dit Khelifa, comme pour souligner l’absence de toute manigance dans l’attitude du président. Autre précision de taille: «Juste après l’annonce des résultats, il s’est réuni avec les responsables de l’Armée au siège des forces terrestres à Aïn Naâdja (Alger), en présence de l’ancien ministre de la Défense, Khaled Nezzar. Il a attiré l’attention des responsables militaires sur la gravité de la situation. Il leur a demandé d’assumer leurs responsabilités et qu’il n’allait pas assumer seul la responsabilité.»
On apprendra surtout du témoignage de Khelifa que Chadli pensait sérieusement à rendre le tablier en 1984. «En 1984 déjà, il disait son désir de démissionner et de transmettre le flambeau», affirme-t-il. Khelifa voit son frère comme un patriote qui avait l’Algérie au coeur. Il dit témoigner que Chadli n’avait pas l’intention de s’éterniser. Il voulait partir en 1884, selon les propos de Khelifa. Ces deux témoignages, de l’épouse et du frère, apportent 23 ans après les faits un éclairage nouveau sur les circonstances qui ont amené le président à laisser les généraux organiser la transition, avec les résultats que l’on sait. Aujourd’hui, il est encore difficile de condamner les uns et les autres. Comment aurait évolué l’Algérie sous un gouvernement islamiste radical? Quelle aurait été la posture du gouvernement algérien au lendemain du 11 septembre 2001? En fait, personne ne peut jeter la pierre aux uns et aux autres. Le 11 janvier 1992, il fallait que l’Algérie bascule. Elle a basculé.