La Libye est-elle sur la voie de la partition ? La proclamation, unilatérale, par les dignitaires de la création de la région fédérale de Cyrénaïque risque de faire basculer l’ancienne Jamahiriya dans un chaos plus important et stratégiquement fatal.
Réservoir d’hydrocarbures, cette région caresserait l’espoir de s’ériger en un eldorado semblable à celui des pétromonarchies du Golfe, une revanche contre sa marginalisation antérieure de la part de la Tripolitaine, durant les 42 années du régime du colonel Kadhafi. Le Conseil national de transition (CNT), créé il y a un peu plus d’une année à Benghazi, crie à la trahison et veut redorer un blason terni par la compromission avec l’OTAN.
Réunis mardi 6 mars devant des milliers de personnes à Benghazi, deuxième ville du pays, berceau de l’insurrection qui a renversé le colonel Mouammar Kadhafi, des chefs de tribus et de milices ont proclamé l’autonomie de l’Est libyen. Les 3 000 délégués ont annoncé leur choix du système fédéral et l’autonomie de la Cyrénaïque. Un conseil régional a été créé pour gérer les tribunaux et les forces de police, notamment. Un cousin de l’ancien roi Idriss 1er a été désigné à la tête de cette nouvelle structure. Il s’agit d’Ahmed Zoubaïr Al-Sanussi, lui-même membre du CNT.
«Nous, en Cyrénaïque, aimerions avoir la responsabilité, entre autres, du logement et de l’éducation, et nous pourrions déléguer la sécurité nationale et la défense (…) au gouvernement central», a déclaré Mohammed Buisier, un Américano-Libyen, membre du comité d’organisation, avant le début du congrès. «Nous croyons en l’unité de la Libye», a-t-il assuré. «Le peuple de Cyrénaïque a souffert de négligences pendant 40 ans. Si on entretient cette négligence à l’égard de l’Est, je ne peux pas garantir que la Libye serait encore unie dans 25 ans.»
Selon le professeur d’université Sadiq Boudaouara, le problème ne vient pas du fédéralisme en soi, mais de la façon unilatérale dont un groupe cherche à transformer cette région pétrolière en territoire autonome. «Beaucoup de gens peuvent approuver le fait que le fédéralisme est la forme de gouvernance la plus adaptée à la Libye et qu’il n’ouvre pas forcément la voie à une partition».
«Cependant, les choses sont tout à fait différentes si la décision d’adopter le fédéralisme est prise unilatéralement par une région, sans consultation des autres, car cela va diviser le pays», a-t-il déclaré.
Les défenseurs d’un retour au fédéralisme affirment qu’un tel système sortirait l’Est de la marginalisation qu’il a connu durant des décennies, alors que ses détracteurs craignent que cette initiative ne favorise la partition du pays et n’entrave la réconciliation après des mois de conflit meurtrier. La Libye a été un pays fédéral de 1951 à 1963, période durant laquelle elle était divisée en trois régions administratives : la Cyrénaïque (est), la Tripolitaine (ouest) et le Fezzan (sud).
Selon l’analyste politique Mohammed ben Hariz, basé à Benghazi, le fédéralisme risque d’attiser les tensions. «Certains affirment que le fédéralisme est une soupape de sécurité permettant de maintenir une unité nationale, mais fédéralisme et unité sont des concepts contradictoires», estime-t-il.
«Qu’est-ce que le fédéralisme a apporté à l’Irak, sinon des conflits entre les régions autonomes riches en pétrole, comme le Kurdistan, et le gouvernement central à Bagdad», s’interroge-t-il, soulignant le risque de différends au sujet de la répartition des revenus pétroliers.
Pour Jamal ben Dardaf, membre de la Campagne nationale pour l’éveil des consciences politiques, le désir d’autonomie est une réaction au «fort centralisme» de la période Kadhafi.
Mais le retour à une Libye, composée d’Etats réunis au sein d’une fédération peu puissante, n’est pas la meilleure solution, car la situation a beaucoup changé depuis les années 60, estime-t-il. «A l’époque, ces régions étaient isolées les unes des autres», rendant l’autonomie nécessaire, alors, qu’aujourd’hui, réseaux routier et téléphonique facilitent la cohésion, souligne-t-il. Le CNT victime ou bénéficiaire ?
A Tripoli, l’éventualité d’une fédéralisation de la Cyrénaïque, et partant, de tout le pays, est une option qui est loin de réjouir les nouveaux maîtres de la Libye. Le président du CNT, Moustafa Abdeldjalil, ayant lui-même fait défection à l’ancien régime à Benghazi, capitale de la Cyrénaïque, a prévenu ses anciens compagnons : pas question de laisser faire sous peine d’une intervention musclée !
«Le CNT pense que les événements d’aujourd’hui (mardi, ndlr) sont extrêmement critiques et (..) menacent l’intégrité et l’unité nationale (…)», a déclaré Moustafa Abdeljalil à des journalistes.
«J’appelle mes frères, le peuple libyen, à être attentifs et sur le qui-vive concernant ces conspirations qui sont fomentées contre eux (…)», a-t-il dit. «J’ai le regret de dire que des pays étrangers ont financé et soutenu ce complot dans l’Est», a-t-il ajouté. «Nous ne sommes pas préparés à une division de la Libye», a poursuivi Moustafa Abdeljalil. Selon lui, les partisans de l’autonomie devraient savoir qu’ils sont manipulés par les «restes du régime de Kadhafi» et que les autorités de transition sont «prêtes à les en dissuader, même en recourant à la force». Le mot est lâché.
L’emploi de la force n’est pas exclu et Abdeljalil prend littéralement la posture du colonel Kadhafi dans une répétition ironique de l’histoire. L’ancien guide de la Jamahiriya n’avait-il pas menacé de marcher contre Benghazi en février-mars 2011 ? Cette déclaration a été l’alibi parfait pour l’intervention atlantiste contre Tripoli à partir du 19 mars 2011 sous couvert humanitaire.
Moustafa Abdeljalil n’a cependant ni l’étoffe ni encore moins la force pour mettre à exécution ses menaces contre ses compatriotes orientaux. Et il n’est pas impossible que le chef du CNT, beaucoup plus proche de Hamid Karzaï que de Mouammar Kadhafi, profite de cette situation pour se refaire une virginité politique et redorer le blason terni de son Conseil accusé de collusion avec des puissances étrangères qui l’ont intronisé à Tripoli. Alors l’affaire de la fédération en Cyrénaïque simple coup de bluff ? Il n’est pas impossible de le penser, et s’il y a une autre odeur derrière cette question, ce serait bien l’odeur du pétrole.
IRAKISATION OU SOMALISATION DE LA LIBYE ?
Ce que les délégués de Cyrénaïque ont cependant omis de préciser, c’est la place de l’or noir dans cette logique irrédentiste. Un simple examen des chiffres suffit à lever le voile sur les motivations inavouées des habitants de l’Est.
En effet, le pays dispose de 46.5 milliards de barils de réserves prouvées de pétrole, les Etats-Unis, à titre de comparaison, n’en disposent que de 20.6 milliards. Du simple au double à l’avantage de la Libye. La production pétrolière variait entre 1,3 et 1,7 milliard de barils/jour avant l’agression atlantiste. Et lorsqu’on sait que la quasi-majorité des gisements et installations pétrolières se trouvent à l’Est de Syrte, il devient aisé de comprendre le dessous de cette démarche.
La volonté de créer une entité fédérale en Libye s’apparente, selon certains spécialistes, à la réédition du scénario irakien. Les structures de l’ancien Etat sont détruites par une guerre d’agression, et un système administratif très décentralisé est mis en place. En Irak, le Kurdistan, au Nord, et les provinces pétrolières du Sud fonctionnent de facto comme des Etats, qui rechignent à partager les recettes pétrolières avec Bagdad. Benghazi veut reproduire le même schéma avec Tripoli.
La Cyrénaïque serait, donc, ce Kurdistan avec le même risque d’infiltration israélienne grâce à l’idée de facilités militaires qu’auraient promis d’accorder le CNT contre une aide pour le renversement du régime de Kadhafi.
D’autre part, d’autres spécialistes avertissent contre un risque de somalisation de la Libye, avec l’émergence de seigneurs de la guerre surarmés et lorgnant en direction de la Cyrénaïque en raison de son pétrole.
La sortie de cette région de l’orbite de Tripoli serait la répétition du scénario du Somaliland, ou pire, celui du Sud-Soudan devenu indépendant de Khartoum en juillet dernier. Quoi qu’il en soit, les risques du chaos géopolitique en Libye sont grands : les répercussions se feront ressentir, non seulement sur ce pays, mais sur toute la région, avec un probable effet d’entraînement qui conduirait à la désintégration d’autres pays arabes et/ou africains.
M’hamed Khodja