Dans cette interview, Ahmed Rouadjia analyse la perception qu’ont les électeurs potentiels des législatives de mai et évoque «un nécessaire renouveau politique» qui doit se faire d’abord dans «les mentalités».
L’Expression: On est en pleine campagne pour les législatives du 4 mai prochain. Cette élection est considérée comme étant importante et par les partis de l’opposition et par ceux au pouvoir. Qu’en est-il selon vous?
Ahmed Rouadjia: Oui, elle est très importante pour tous les candidats en lice, opposition et pouvoir confondus, dans la mesure où elle comporte des enjeux économiques et politiques tels, qu’ils doivent mener leur campagne à fronts renversés et dont certains d’entre ces compétiteurs, qui se révèlent être à l’examen assoiffés de pouvoir et de richesse, doubler cette lutte par la concussion, et en langage populaire algérien, par de gros baluchons («chkara») d’argent… Les élections à l’algérienne (municipales, législatives, présidentielle…) sont vraiment démocratiques dans la mesure où elles respectent dans une certaine mesure «les formes», ou les apparences, parallèlement au tribalisme et au clientélisme, auxquels elle fait largement appel. Mais cette élection est perçue aussi bien par les candidats en compétition que par les électeurs potentiels très intéressés par opportunisme, comme une aubaine qui permet de s’assurer sa part de «gâteau» et de ne pas rester à la traîne de la curée vers les richesses encore «vacantes»…Concussion et vénalité accompagnent inévitablement cette élection «démocratique» et qui s’annonce d’ores et déjà chaude, nerveuse, et passionnelle plus que passionnante…
On constate une grande désaffection pour la chose politique. Cest dû à l’inconsistance des acteurs politiques et de leurs visions ou à la fermeture du système à toute forme d’alternance?
La désaffection d’une grande partie de l’électorat potentiel envers «la chose politique», comme vous dites, est liée essentiellement au déficit de confiance envers le gouvernement et les hommes politiques qui président à sa destinée. L’Algérien moyen ne se considère pas comme «citoyen» d’une nation ou d’un Etat «fiable», rassurant et sécurisant, mais comme un «sujet» d’un gouvernement despotique qui fait des lois et les applique selon les intérêts de ceux qui le dirigent.
Partout, dans les bouges, les gargotes, les cafés pouilleux, les zones industrielles infestées par des alcooliques, et au seuil même de certaines mosquées, on entend si souvent ces mots se répéter à haute voix: «Al maffia ya khouya hakmâ fi al-blâd!» D’autres expressions, extrêmement prégnantes, comme celles-ci: «Kharbou el bled, (ils l’ont vendu).
Ils ont tout pris…», témoignent de cette perte de confiance en l’Etat national qui, il n’y a pas si longtemps, faisait la fierté ombrageuse aussi bien de l’Algérien «distingué» que de l’Algérien «ordinaire». L’opposition elle-même, sauf l’islamiste qui ne perd pas l’espoir de prendre un jour les rênes de l’Etat ou ce qu’il en reste, n’enchante que peu d’électeurs…
Le système affiche une volonté d’ouverture progressive, notamment à travers la nouvelle Constitution qui offre davantage de prérogatives à l’opposition parlementaire. Quelle lecture en faites-vous? Qu’en est-il réellement?
Ni la nouvelle Constitution ni l’ouverture qu’elle fait miroiter n’y changent rien. Il faut être vraiment naïf pour croire en de telles sornettes. L’obstacle à l’ouverture réside surtout dans les mentalités et donc dans la culture politique qui les nourrit et les informe. Nous avons, en effet, une classe politique nourrie au lait de la tradition patriarcale, éduquée d’une manière si rigide et si autoritaire qu’elle ne s’accommode point avec l’esprit d’ouverture, de dialogue et de confrontation pacifique et civilisée des idées et des opinions.
Dans son esprit comme dans ses pratiques, cette classe politique, si tant est qu’elle existe réellement, s’inscrit complètement en faux contre les lois et les règles de droit qu’elle impose elle-même à la société. Ce décalage entre sa mentalité politique rigide et l’esprit des lois dont elle est pourtant l’auteure s’observe de manière flagrante au quotidien…On ne juge pas les acteurs d’après «leurs dires», mais d’après «leur faire»…
Bien des observateurs parlent d’un nécessaire renouveau politique en Algérie. Ce renouveau doit se faire à quel niveau, le discours, la pratique ou les deux à la fois? L’islamisme semble régenter l’essentiel des rapports au sein de la société, mais politiquement, il est loin d’être majoritaire. Comment expliquer ce paradoxe?
Justement, ce renouveau politique ne dépend pas uniquement de la classe dirigeante, mais aussi de la société civile avec son opposition, ses travailleurs, ses paysans, ses syndicats, ses corporations, ses penseurs, femmes et hommes…
Or, tous ces segments de la société dite civile sont si atomisés qu’ils deviennent amorphes face à une classe politique qui n’est pas prête à faire son aggiornamento et qui, au contraire, participe, par une sorte de force d’inertie, au maintien de l’ordre établi. Avec la corruption quasi généralisée, qui n’est plus réprouvée désormais ni par la morale religieuse ni par l’éthique sociale et politique, mais qui est au contraire considérée comme une «valeur positive» parmi tant d’autres, le renouveau politique espéré ne saurait avoir lieu tant que le statu quo demeure tel quel, et tant que le désir d’acquérir illicitement la richesse demeure très puissant chez toutes les couches ou presque de la société tant politique que civile…
Quant à l’opposition islamiste au sein et en dehors du pouvoir, elle profite de ce système politique soi-disant «laïc» en prenant sa part de la rente pétrolière. Pouvoir laïc et opposition islamiste s’initient mutuellement à la corruption, et c’est ce virus, qu’est la corruption, qui empêche que se fasse le renouveau politique…