Le vent de printemps de Benbitour, changement ou continuité ?

Le vent de printemps de Benbitour, changement ou continuité ?

Celui qui s’est fait déjà piquer par un serpent, se contentera de l’ombre d’une corde, dit l’adage populaire, à quoi lui répond l’autre, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Tel est le dilemme auquel se trouve confronté l’électeur algérien, suite à l’annonce de la candidature aux présidentielles de 2014, d’Ahmed Benbitour.

Ahmed Benbitour.

En conséquence de sa longue expérience de la fraude électorale et de la déliquescence de l’État, l’électeur algérien est devenu sceptique devant chaque initiative politique pour le changement du système de pouvoir, qui viendrait par les urnes. L’amenant à cultiver pessimisme et suspicion sur toute initiative qui viendrait du système de pouvoir, lui-même. Dans ces conditions, l’irruption sur la scène politique de la proposition de changement, collective et pacifique, par les urnes, de l’ancien chef du gouvernement Ahmed Benbitour, par l’annonce officielle de sa candidature aux présidentielles de 2014, aura certainement fort affaire à cette résignation de l’électeur.

La question que l’on est en droit de se poser, à ce moment, c’est de savoir si Ahmed Benbitour est le candidat du peuple ou celui du pouvoir ?! Est-il le candidat du peuple pour le porter au pouvoir ou du pouvoir pour restituer une illusion de souveraineté au peuple ? Est-ce une véritable rupture, un vent de printemps, ou s’agit-il seulement d’une illusion de changement dans la continuité ? Ou encore est-ce vraiment une initiative interne au système lui-même, qu’il aurait faite sienne après coup, pour normaliser la vie politique et s’en sortir à peu de frais, pour les passifs de corruption et des violences politiques accumulées tout au long des cinq décennies passées depuis l’indépendance nationale ? Quel crédit peut-on accorder réellement à cette initiative de changement d’Ahmed Benbitour, devant tant de déceptions, de suspicions et d’exigences ?

A priori, son engagement ne semble souffrir d’aucune prétention stérile, qui aurait comme objectif de tromper l’électeur d’une façon ou d’une autre, mais plutôt comme une réelle volonté d’agir pour le changement, qui se fonde sur une véritable ambition politique. Cette volonté est explicitement motivée par sa promesse de projeter le pays vers un avenir radieux, appuyé par son slogan du « paradigme de la globalisation », qu’il envisage de mettre en œuvre pour l’inscription de l’Algérie dans la contemporanéité du monde. Tout porte à croire, au regard des conditions de la longue et laborieuse préparation de son projet d’action, qu’il est l’homme par qui viendra le changement. Effectivement, son ambition politique est basée sur une mûre réflexion et une longue préparation à cette échéance. Car, il s’est mis au travail immédiatement après sa démission du gouvernement de Bouteflika et n’a pas cessé de réfléchir sur les modalités d’un éventuel changement. En effet, il dit avoir élaboré son plan d’action à partir d’une étude scrupuleuse des expériences de transition démocratique dans les pays de l’Est et particulièrement celle de l’Allemagne de l’Est, ainsi que les autres expériences de l’Europe du Sud, de l’Amérique latine et même de l’Afrique. Ce plan d’action se présente en définitive comme suit : la production d’un discours mobilisateur, qui doit reposer sur cinq instruments indispensables. 1) Il faut être doté d’une vision pour l’avenir (où va-t-on ?) ; 2) Il faut créer des alliances stratégiques entre les forces du changement et désigner un leadership ; 3) Il faut avoir des personnalités d’appui pouvant servir de caution morale ; 4) Il est important de parier sur la jeunesse ; 5) Innover en matière de travail politique, sortir des pratiques anciennes et de la démission des élites. Même son programme ne semble souffrir, lui aussi, d’aucune contradiction apparente, ni d’insuffisance évidente. Il a comme objectif principal de normaliser la vie politique et rationaliser et optimiser le fonctionnement de l’État dans le cadre d’un régime démocratique.

En fait, son programme s’articule autour de deux aspects essentiels : la construction des institutions, et l’amélioration du comportement individuel et collectif. La construction des institutions comporte quatre objectifs : la refondation de l’État, la refondation de l’école, la refondation de l’économie, la promotion des compétences nationales et la maîtrise de la numérisation. L’amélioration des comportements individuels et collectifs concerne l’éducation citoyenne et la lutte contre toutes sortes de malversations. Autrement dit, la construction d’une société qui repose sur les valeurs et les lois. Tout en insistant sur la séparation des instances avec l’État, notamment, religieuse, militaire, juridique et celle de l’information. Il dira à propos de la liberté d’expression, qu’il faut assurer à la presse sa liberté, sans contrôle a priori et lui reconnaître le droit d’être un partenaire effectif dans la construction de l’État et de la lutte contre la corruption. Concernant l’armée, il projette une modernisation de celle-ci avec la définition d’une doctrine militaire dans le cadre d’une stratégie sécuritaire globale. Enfin, et le propos est de taille, il insiste sur la séparation du religieux et du politique.

Avec un tel dispositif d’action, il devient effectivement l’homme de la situation. D’autant, qu’il semble tout indiqué pour assumer ce rôle. D’abord, pour sa compétence. Ahmed Benbitour est titulaire d’une licence en sciences mathématiques appliquées, d’un diplôme d’études approfondies en statistiques (DEA), d’une maîtrise en administration des affaires (MBA) et d’un PHD en sciences économiques. Ensuite, parce que son engagement pour cet ambitieux projet est fondé sur une expérience pratique des rouages de la responsabilité publique et de la gouvernance, qui lui a valu une connaissance intime du système de pouvoir algérien. Notamment à la suite de sa carrière au service de l’État, dont il occupera de nombreuses fonctions politiques, parlementaires et ministérielles. Il est également l’un des artisans des accords avec le Fonds monétaire international (FMI), le Club de Paris et le Club de Londres. C’est cette expérience qui l’a amené à cette ultime conviction : que le changement ne peut pas venir de l’intérieur du système, car dans ce cas, il ne peut déboucher que sur des leurres de réformes, pour entretenir le statu quo et perpétuer la transition sans réel changement. À ce propos, il déclara que « le changement ne peut venir ni du système, ni de ses satellites, ni de l’agenda gouvernemental ». Mais sur la conviction de son nécessaire changement radical, par une action qui lui est extérieure, collective et pacifique, bien organisée et bien préparée. D’autre part, son rapport avec le pouvoir plaide en sa faveur, en ce qui concerne sa probité intellectuelle et patriotique, qui lui a évité de tomber dans le piège de la vassalisation. Il dira également à ce propos : «Il ne faut pas dire que j’étais dans le système. J’étais au service de l’État et pas dans le système et j’ai démissionné». Effectivement, Ahmed Benbitour est le premier chef de gouvernement algérien à avoir démissionné publiquement pour incompatibilité avec le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, sur la gouvernance. Enfin, sa démarche est très pragmatique et ne souffre d’aucune radicalisation « têtue », car, il laisse la porte ouverte aux fractions saines et patriotes au sein du pouvoir et de l’appareil administratif qui voudront se joindre à son initiative pour participer à la réalisation de son objectif.

Mais malgré toute la sincérité et la rationalité avec lesquelles il a préparé son plan d’action, ce n’est pas pour autant qu’il puisse facilement convaincre un électeur, qui a été pendant très longtemps désabusé par des initiatives de changement venues de l’intérieur du système, à travers les urnes, en faisant participer le personnel déjà en fonction dans les rouages de l’État. Parce que, à y regarder de loin, c’est tout à fait le cas pour l’initiative que propose Ahmed Benbitour. Il est lui-même perçu par le commun des électeurs comme un membre à part entière du système, le moyen qu’il propose pour la prise du pouvoir, ce sont les urnes et il propose également de s’appuyer sur le personnel politique et administratif, déjà en poste, pour l’accompagner dans son projet. D’autant, qu’il considère le vote massif comme son cheval de bataille pour parer à la fraude habituelle, que pratique systématiquement le système de pouvoir.

Plusieurs cas de figure peuvent découler de cette situation : si Ahmed Benbitour est le véritable candidat du peuple, avec la volonté de le porter au pouvoir, dans le cas où ce serait le boycott des urnes, la fraude prendrait le dessus pour élire le candidat du système et reconduire le statu quo. Le boycott se présente dans ce cas, avec évidence, comme impertinent.

Dans l’autre cas, où le peuple adhérerait à son initiative et voterait massivement pour lui, la situation pourrait tourner au coup de force sur fond de fraude électorale massive, comme elle pourrait aboutir à une relative consommation de la victoire électorale, toutefois, sous une hégémonie adaptée du système de pouvoir. Dans ce dernier cas, il s’agit d’une illusion de changement dans la continuité. Tenant compte de la probité intellectuelle et politique d’Ahmed Benbitour, ce dernier démissionnerait. Dans ce cas de figure, le vote aurait été pertinent, parce qu’il aurait poussé le système de pouvoir dans ses derniers retranchements et pourrait à terme déboucher sur un dénouement. Le coup de force pourrait conduire à la dégradation de la paix civile, comme il pourrait être absorbé dans la résignation du peuple devant un dispositif antisubversion, rodé, efficace et jusqu’auboutiste.

Dans le troisième cas, où il n’aurait pas démissionné et, donc, ne serait plus le candidat du peuple, mais celui du pouvoir, – sous une forme ou une autre, avec compromis ou par pragmatisme, comme c’est aujourd’hui le cas pour le FFS – pour accomplir une illusion de changement dans la continuité et restituer une illusion de souveraineté au peuple, avec l’espoir de renverser la situation à son avantage, le vote n’aurait pas été pertinent, parce qu’il aurait contribué à la reconduction du statu quo. Il aurait par la même occasion, également contribué au renforcement de la légitimité du système de pouvoir.

Dans le meilleur des cas, cela pourrait être vraiment une initiative interne au système de pouvoir lui-même, qu’il aurait faite sienne après-coup, pour normaliser la vie politique et s’en sortir à peu de frais, pour les passifs de corruption et des violences politiques. Dans ce cas-là, la fraude s’inverserait…, pour élire le candidat du peuple. Le vote ou le boycott deviennent facultatifs et inutiles dans ce cas.

Tout en considérant que le système de pouvoir n’est pas mûr pour cette éventualité. Dans tous ces cas de figure, le vote massif et le soutien de l’initiative d’Ahmed Benbitour apparaissent comme pertinents et nécessaires pour rapprocher encore plus le vent de printemps tant espéré. La candidature d’Ahmed Benbitour devient finalement, une fenêtre d’opportunité pour se rapprocher encore plus de la normalisation de la vie politique. C’est pourquoi il faut soutenir sa candidature, rejoindre ses soutiens, comme l’organisation Jazair Al Izdihar, qui a mis en place des cercles de soutien à son programme présidentiel et voter massivement pour lui.

Mais ce soutien dépendra du crédit que l’on peut accorder à la volonté d’Ahmed Benbitour, d’aller le plus loin possible vers l’objectif du changement. C’est sur cette question, qu’il sera attendu au tournant du débat public autour de son programme.

Le changement doit avoir pour objectif premier, d’assurer la souveraineté à l’État et le droit à la citoyenneté au peuple, qui lui garantissent la jouissance de ses droits fondamentaux. Cet objectif consiste donc, à changer le système de pouvoir actuel, qui empêche l’État de se constituer souverainement et qui prive le peuple de ses droits élémentaires, en un État souverain, seul capable de garantir cet objectif. Dans des conditions contraires, l’État, privé de souveraineté, lui-même, ne peut atteindre cet objectif. La tâche principale, donc, pour accomplir le changement, doit être d’abord de rendre à l’État sa souveraineté, de ne plus être inféodé à aucune instance, qui lui est imposée de l’extérieur, et de lui restituer son entière identité. La refondation de l’État ne doit pas rester au stade de l’effet d’annonce, du slogan électoral ou de simple ravalement de sa façade, il faut une véritable reconstruction de ses fondations. L’État doit être souverain et ne doit être inféodé à aucune force extérieure qui exercerait une pression sur lui et l’empêcherait de s’accomplir souverainement. L’État algérien est soumis à la pression de deux forces extérieures, qui sont l’armée et la religion, d’où la nécessité de réaliser la séparation du politique et du militaire, et du politique et du religieux. Seules conditions pour restituer la souveraineté à l’État et les droits civiques au peuple.

Si la séparation du politique et du militaire reste tributaire d’une problématique conjoncturelle, dont la résolution dépendrait du renversement des rapports de force, il en va autrement pour la séparation entre le politique et le religieux, dont l’imbrication est structurelle, donc, la résolution est plus compliquée et nécessite beaucoup de courage et de volonté politique. Pourtant, cette dernière séparation demeure essentielle, pour accomplir un véritable changement du système de pouvoir et rendre son identité à l’État. Car, la séparation du politique et du religieux permet le désenclavement de l’État de l’emprise de la religion, qui lui impose l’identité d’un État religieux et le prive de sa souveraineté. De plus, l’État religieux pervertit les institutions en annexes de la représentation idéologique religieuse et devient totalitaire. De ce fait, il impose l’appartenance religieuse comme critère d’éligibilité à la représentation institutionnelle. Dans cet État, ne peut être élu que celui qui professe publiquement sa profession de foi en la religion islamique, par exclusion de tous les autres, qu’ils soient non croyants ou croyants en d’autres religions. L’identité de ces citoyens marginalisés vient contrarier l’identité de l’État religieux, alors que l’État devrait représenter l’identité du peuple et non l’inverse. Ce n’est pas le peuple qui doit s’aliéner dans l’identité de l’État. L’État ne doit pas être figé, il doit évoluer au rythme de l’évolution de la société et doit être en perpétuel changement pour refléter l’état de la société relativement à chaque étape de son évolution. Pour assurer le droit à la citoyenneté au peuple, pour pouvoir jouir de ses droits fondamentaux, l’État doit être souverain et ne pas être inféodé à la religion.

Et c’est là où semble résider la clef du changement. Là où les élites et les électeurs émancipés de l’aliénation religieuse et favorables à un État sécularisé prendront position en embuscade autour du débat sur le programme d’Ahmed Benbitour, dont dépendra toute la crédibilité d’un tel projet de société, qui se veut ouvert sur le monde. Ce sera aussi l’occasion pour lui d’aller le plus loin possible avec son slogan de « paradigme de globalisation » pour dépasser la seule référence à l’économique et au technologique. Sa crédibilité dépendra de sa volonté d’aller le plus loin possible dans la suppression des références à la religion dans la constitution, tels, l’article N°2 « l’Islam est la religion de l’État » et la main posée sur un exemplaire imprimé du Coran, pendant la prononciation du serment de l’intronisation à la fonction de la présidence de la république ou dans les tribunaux de justice.

Encore faut-il pouvoir convaincre l’électorat de base sur la séparation du religieux et du politique, connaissant le conservatisme massif de la population. Bien que l’on puisse mettre la clef de la réussite à ce propos sur un travail pédagogique de terrain bien maîtrisé.

Il faudra aussi composer avec l’autisme ambiant dans la société, qui est basé sur un imaginaire collectif fonctionnant avec des schèmes mentaux, sur lesquels repose la représentation figée du système de pouvoir et d’être incapable, pour celle-ci, de le penser autrement, par son aliénation dans les valeurs politiques, supposées ou réelles, par quoi le système de pouvoir est identifié. La propagande populiste du pouvoir exploite cet autisme pour son compte, en maintenant la société dans un état de sous- développement politique et culturel, en l’acculant à rester enfermée sur elle-même. Telle qu’elle est, elle se présente sous forme de lutte contre la corruption et la défense de la souveraineté nationale à l’occasion de la guerre du Mali, et l’instrumentalisation de la menace de partition du Nord et du Sud, relayée par les plus fervents des cercles de clientèles qui gravitent autour du système de pouvoir, comme une promesse du rôle du patriarche assumant sa responsabilité de père de la Nation. L’efficacité de cette stratégie, d’appliquer des catégories patriarcales dans la propagande électoraliste, vise un but inavoué, qui est celui d’inhiber chez l’électeur toute prétention à la contestation de l’illégitimité du pouvoir. Elle l’incite également à la relégation au second plan de la fraude massive pendant le processus électoral et son acceptation inconsciente comme une valeur politique acceptable, intégrée et intériorisée en tant que schème mental.

Mais on n’est pas à l’abri d’une pression des mouvements islamistes, qui pourraient éventuellement infléchir l’ambition de changement espérée chez Ahmed Benbitour.

Le débat sur la séparation du politique et du religieux ne peut être indéfiniment occulté ou ajourné. Il est urgent de le commencer, parce que, de son dénouement, dépendra le véritable changement. Tout le reste ne peut être que replâtrage. Le but n’est pas de tout avoir, tout de suite, mais d’enclencher volontairement le processus de son dénouement. De l’engagement d’Ahmed Benbitour dans le dénouement de ce débat, dépendra la réussite du changement et aussi l’efficacité et la crédibilité de son initiative.

Youcef Benzatat