Le Roman noir d’Ali de Abdelkader Ferchiche ,Ces mots qui blessent…

Le Roman noir d’Ali de Abdelkader Ferchiche ,Ces mots qui blessent…

Pourquoi avait-on choisi l’exil, il y a cinquante ans, si ce n’était pour fuir son bled natal toujours souffrant sous le joug de l’administration coloniale française?

Il est quand même important – aujourd’hui -, bon pour le moral aussi, par le temps sombre qui nous enveloppe de tous les côtés, en face de nous, derrière nous, autour de nous, en nous, qu’un auteur algérien, né en 1954, s’intéresse aux sacrifices de nos compatriotes émigrés pendant l’époque coloniale et, plus spécialement, il nous rappelle leur militantisme extrême pour la lutte de libération nationale. Il instruit nos jeunes.

Cet auteur est Abdelkader Ferchiche, journaliste, dont j’ai présenté un roman intitulé Ils avaient le soleil pour tout regard (Voir L’Expression de mercredi 15 avril 2009, p. 21). Dans ce roman, il nous remémorait des événements attristants: un Algérien, Madjid Zahar, âgé de trente ans, émigré, ayant pris le train à Valence pour Montélimar sans s’acquitter du prix du billet, comparaît devant le tribunal de Montélimar, en mars 1954. «Si j’avais eu les moyens, affirme le narrateur, j’aurais payé ma place. Je ne suis pas un voleur.

Je suis parti d’Algérie parce que c’est la misère là-bas. Pourtant je suis allé à l’école, j’ai même mon certificat d’études. On n’est pas nombreux, les Arabes, à avoir le certificat. Je ne suis pas un voleur, je suis un bon Français musulman. Il y a dix ans, en août 1944, j’étais soldat. J’ai fait le débarquement en Provence. Après la guerre, je suis retourné en Algérie, mais il n’y avait pas de travail. Je pensais en trouver ici. À tort. Et en plus je me suis fait voler mon portefeuille avec toute ma fortune. 27.000 francs! Je n’ai plus rien. Pour me déplacer, comment faire, je n’avais pas le choix, monsieur le Président. Je travaillerai et je rembourserai mon ticket. S’il y a de l’embauche au Rhône, tout s’arrangera pour moi.» Disons que c’est là le premier volet du projet d’une trilogie romanesque puisque l’ouvrage suivant est Le Roman noir d’Ali (*), c’est-à-dire celui que je vous propose maintenant à lire.

Nous y retrouvons le même climat de méfiance et, au vrai, plus malsain encore, dans lequel évoluent les ouvriers émigrés algériens – et les personnages du roman -, c’est-à-dire celui d’une France «policière», en 1957, année noire, parmi les plus noires. Hantée par la perte de son «Algérie française», «depuis que les événements d’Algérie sont entrés par effraction en France», animée d’un esprit xénophobe exacerbé, la France aux visées colonialistes survoltait son nationalisme en lui imprimant une sorte de zélotisme délirant.

Nous y retrouvons aussi Madjid Zahar du roman précédent. Il est toujours l’adjoint au contremaître dans l’exploitation agricole de Monsieur François Richard, à Châteauneuf-du-Rhône. Dans le présent roman, il est militant du FLN et marié à Justine, une Française. Il s’explique en toute conscience: «Ma propre femme ne doit être au courant de rien sur mes activités. […] Seuls ses parents font partie de mes alliés utiles pour certaines actions. Quant au mouvement, les seuls relais sont Mokhtar Mili directement et un chef de zone chargé de regrouper les fonds, de donner des ordres concernant le transport de fonds, et parfois des armes.» Mais la mort suspecte, inexpliquée, de Ali Drabki, qui avait subi un certain nombre d’infortunes, vient troubler le cours des activités clandestines de Madjid qui aura, désormais, à ses trousses l’inspecteur Raoul Blanchard. Ali «a été trouvé mort dans la masure qui lui servait d’habitation» et il fréquentait le café de Mokhtar où il arrivait quelques fois à Madjid de prendre un café entre Algériens. L’enquête est commencée par l’inspecteur Blanchard…La vie du pauvre Ali est déballée au grand jour. Tout comme beaucoup d’autres Algériens, il avait émigré en France pour y travailler, gagner de l’argent et pouvoir faire vivre, en lui envoyant des mandats, sa famille restée en Algérie. Malheureusement, son épouse meurt en couches: la nouvelle le meurtrit. La perte subite de sa bien-aimée, c’est aussi en somme sa propre mort: désespéré, il sombre dans l’alcool…

Et puis, un matin, la presse révèle la mort d’Ali: «Le cadavre d’un Algérien découvert dans une masure.» L’infortuné a été égorgé! Le narrateur (Madjid) nous fait partager son sentiment: «Les Algériens doutent. Qui est le combattant, qui est le traître, qui est le planqué? Et surtout qui est le tueur sans état d’âme venu à bout sans gloire de ce pauvre hère sans défense? À quoi sert cette lutte tant espérée et tellement sanglante? Même les Français les voient différemment: on avait jadis de la compassion pour ces transplantés venus gagner leur pain en participant à la reconstruction d’une France anéantie par la Seconde Guerre mondiale. Ils avaient quitté leur place au soleil pour le dur quotidien du labeur loin de chez eux. Courageux à l’oeuvre, ils méritaient l’estime. Aujourd’hui, beaucoup les abhorrent. Les raccourcis de la répugnance les transforment en bicots, en fellaghas qui ont osé défier la puissante et généreuse France et qui, maintenant, se trucident entre eux.»

Pourtant, l’inspecteur soupçonne Madjid. Celui-ci est soutenu par son ami Jean Fournier, journaliste, sympathisant du FLN. Nous sommes alors pris, en dépit de quelques maladresses de style que l’auteur pourrait corriger, par le rythme de l’enquête policière et par les ruses inouïes du militant Madjid qui, malgré les dangers et les pertes d’agents du FLN, poursuit ses activités courageuses et favorables à la juste cause du combat pour l’indépendance de l’Algérie. Je laisse entier le suspens…

Abdelkader Ferchiche nous entraîne vivement dans la vie sociale et politique quotidienne des émigrés algériens avant et pendant la lutte de libération nationale. Le roman noir d’Ali (symbole éclatant de l’héroïsme silencieux) est un témoignage qui dépasse toutes les subtilités de la fiction, tant il apparaît plutôt comme un document authentique, parmi les plus authentiques que d’autres auteurs nous auraient aussi donné à lire. Est-ce un roman policier? Lisez-le comme tel, et vous aimerez autre chose que l’intrigue: l’authentique sensibilité algérienne, la pensée algérienne, l’amour du pays et des hommes du pays. Vous comprendrez combien il est bon, il est utile de lire nos auteurs algériens.

(*) Le Roman noir d’Ali de Abdelkader Ferchiche, Éditions Alpha, Alger, 2010, 188 pages.

Kaddour M’HAMSADJI