L’Algérie est un pays en développement, il est, dès lors, insolite que la part qu’y prend la France ne soit pas à sa dimension
Demain, vous serez dans nos murs. Qu’allez-vous dire aux Algériens? A l’Algérie que vous honorerez de votre première visite en tant que chef de l’Etat français? Aurez-vous les mots justes que nous tous attendons du Premier responsable de la République française; les mots qui pansent les plaies laissées ouvertes par 132 années de joug colonial; les mots qui réconcilient et ouvrent les perspectives de l’espoir? Nous aimerions en prendre le gage et croire que vous serez le catalyseur, celui qui saurait prendre de la hauteur par rapport aux événements en les recentrant dans leur dimension humaine, en comprenant les attentes qui sont les nôtres. Que votre séjour soit le véritable envol de rapports apaisés entre nos deux pays qui ont été, pour des raisons parfois objectives, souvent subjectives, ajournés indéfiniment depuis cinquante ans. Or, ces rapports difficiles ont été marqués depuis l’Indépendance de l’Algérie par le sceau de la méfiance entre deux pays, deux peuples qui s’attirent et, dans le même temps, se récusent.
L’Algérie et la France ont des comportements d’amants insatisfaits. Insatisfaits de leurs relations ambiguës, insatisfaits de ne pouvoir ni reconnaître ni admettre leurs erreurs pour, à tout le moins, leur apporter les correctifs que cela nécessite. Or, par orgueil, par un quant-à-soi mal placé probablement, ils font durer le doute sur leurs intentions, comme de faire perdurer les malentendus. Or, il suffirait d’un geste, aussi symbolique soit-il, venant du coeur pour, sans doute, déclencher ce déclic qui ne vient pas afin de replacer les relations entre nos deux pays dans l’ordre des choses.
Pour clarifier les perceptions que vous (Français) avez de nous; que nous (Algériens), avons de vous. Tout cela n’est certes ni facile ni évident. Aussi, l’effort devrait-il être commun et à la mesure de tout ce qui nous rapproche, nous a rapproché dans un passé pas si lointain, même si les retombées négatives des incompréhensions, voire des démissions, nous ont quelque peu éloigné les uns des autres. Cela fait que nos relations dans tous les domaines – politique, diplomatique, industriel, commercial, culturel, sportif – ne sont pas, n’ont jamais été ce qu’elles auraient dû être. Pourquoi?Monsieur le Président,
Nous concevons que la réponse ne soit guère aisée ni ne peut être commode du fait même de l’accumulation des rancoeurs, de l’inaptitude à nous comprendre, à nous admettre tels que nous sommes. Tout cela est possible. Mais, il ne vous échappe pas, Monsieur le Président, le fait que les Algériens eurent à payer le prix exorbitant – humain, social, matériel – au long des 132 années de colonisation. Ce qu’il faut savoir, c’est que les Algériens vivent avec un lourd fardeau, celui des traumatismes subis par leurs ancêtres durant cette longue période où ils furent réduits à la condition d’indigènes. Ce sont ces traumatismes, jamais guéris, jamais cautérisés, dont les cicatrices sont profondes, qui nous interpellent, nous, leurs descendants, ce sont ces blessures qui vous interpellent, en tant qu’héritiers de la France de 1830, devraient interpeller votre conscience, votre conception morale de la tragédie qu’avait été pour nos parents, pour le peuple algérien, l’occupation. Ces crimes contre le peuple algérien ont été commis au nom de la France. C’est là un point d’histoire indéniable qui ne peut, que l’on ne peut effacer, qui demande cependant réparation. Dans l’histoire de la civilisation humaine, nombre de peuples ont eu à subir ce genre de préjudices qui n’ont pu être dépassés que dans la perceptive où chacun avait assumé sa part de responsabilité face à l’Histoire. Certes, il faut donner le temps au temps pour cicatriser les plaies.
Mais un geste reste indispensable pour avancer dans la voie qui nous permette d’envisager ensemble notre futur; le futur de partenaires qui auront su restaurer la confiance entre eux pour assurer le devenir des nouvelles générations et voient loin ce que pourrait être cet avenir construit en partenariat entre l’Algérie et la France.
Il reste qu’aujourd’hui, nous portons sur nos épaules le fardeau des souffrances de nos pères, de nos mères qui, enfumés dans les grottes du Dahra, qui, égorgés dans les montagnes du Zaccar. Comment oserons-nous construire ensemble cet avenir s’il reste entre nous cette plaie qu’a été la colonisation et les méfaits qu’elle a accomplis en Algérie? Comment oserons-nous construire un avenir en commun lorsque la méfiance continue d’imprégner nos relations? C’est, en effet, une question de bon sens, que l’on ne peut ne pas poser, qui a fait que nos rapports n’ont pas été, n’ont pu être ceux que, sans doute, l’Algérie et la France, les peuples français et algérien souhaitaient, attendaient.
Monsieur le Président, en vous inclinant, le 17 octobre dernier, sur la mémoire de nos compatriotes sauvagement jetés dans la Seine par la police française, vous avez fait montre de sagacité et contribué à atténuer un tant soit peu le ressentiment que l’on a pu avoir, non point envers la France ou son peuple, mais bien à l’encontre de dirigeants qui n’ont pas su faire la part des choses, savoir raison garder et n’ont su avoir le comportement propre à ne pas aggraver ces tensions, sinon ces rancoeurs. Ce sont les Etats qui décident de la guerre, quand les peuples n’aspirent qu’à vivre leur vie. C’est aux Etats de savoir quoi faire en l’occurrence. Monsieur le Président, vous dirais-je combien nos histoires se sont entrecroisées au fil des ans, se sont rencontrées, se sont séparées? Des Algériens ont combattu aux côtés des Français, déjà, à Verdun; ils étaient également à Monte Cassino en 1944, ont participé à la libération de la France en 1945. Notre récompense? La répression dans le sang, car nos parents ont cru aux promesses faites par les dirigeants français, car dans notre enthousiasme d’avoir contribué à libérer la France, nous avons aussi cru que cela allait se répercuter positivement sur notre condition de colonisés. Au moment où le monde célébrait la victoire contre le nazisme, les Algériens se faisaient massacrer à Guelma, à Kherrata, à Sétif et dans de nombreuses villes et villages d’Algérie. Oui! Nous avons eu droit à de nouveaux martyrs. Pas seulement! Les Algériens ont continué à mourir durant la guerre de 1954-1962 où nombreux ont été ceux qui ont perdu leur vie, d’autres morts sous la torture ou ont disparu, comme Larbi Ben M’hidi, Ali Boumendjel, Maurice Audin, tués sous la torture par des militaires français. Audin est mort le 21 juin 1957, sa famille, son épouse, ses enfants, les Algériens attendent toujours de savoir des autorités françaises le sort qui lui a été réservé. Saurons-nous un jour ce qui lui est réellement arrivé? Nous rappelons cela à titre de repère, sans amertume. Juste un constat. En Algérie, Maurice Audin représente ce que Jean Moulin représente pour la France.
Beaucoup de choses nous séparent, comme ce fossé créé par la guerre, d’autres, en revanche, nous rapprochent, car nous partageons ensemble le meilleur de ce que pouvait produire l’humanité. Nous revendiquons comme Algériens, un Albert Camus, une Edith Piaf, un Marcel Cerdan, une Isabelle Adjani, un Emmanuel Roblès, un Jean Daniel, un Roger Hanin, un Cheikh Raymond, un Zinédine Zidane, un Guy Bedos, un Jacques Derrida, un Jacques Berque, un Louis Althusser, un Claude Cohen-Tanoudji, un Alexandre Arcady,… un Enrico Macias. Peut-on les citer tous? Certes, non!
Monsieur le Président, écoutez donc le défunt Sylvain Ghrenassia, il est originaire de Constantine, chanter un morceau d’anthologie algérien «Ya ghorbati fi belden en Nass» qui dit les douleurs de l’exil en pays étranger. Vous comprendrez sans doute alors ce lien indélébile qui lie les Algériens, de quelque croyance qu’ils se revendiquent, à cette terre qui est l’Algérie. Oui, ils sont nombreux ces écrivains, ces créateurs, ces artistes, ces sportifs considérés Algériens au sud de la Méditerranée, Français au nord de la Grande Bleue. Avez-vous vu le film documentaire de Safinez Bousbia,
El Gusto? Il raconte l’histoire, toute humaine, des retrouvailles entre des chanteurs musulmans et juifs qui se retrouvent et se reconnaissent dans leur algérianité, partageant le même amour pour la poésie d’une qassida chantée sur le rythme du malouf ou du chaâbi. C’est plus beau que mille discours, car c’est le coeur qui parle. Nous ne réclamons rien, mais nous tenions à vous dire ces quelques mots en guise de bienvenue en Algérie. Car l’Algérie est une terre de civilisation plusieurs fois millénaire.
L’histoire saura, un jour ou l’autre, reconnaître ce fait. C’est la patrie de Massinissa, de l’immense saint Augustin, du père de la sociologie moderne, Ibn Khaldoun.
Aujourd’hui, on peut tourner cette page, sans pour autant la déchirer, pour en ouvrir une autre, gage vers des horizons et des lendemains meilleurs. Sans vouloir être insistant, ce sont des choses qu’il fallait vous dire au moment où vous allez séjourner dans notre pays. D’autres présidents français, ont fait le voyage en Algérie, sans que cela ait eu un impact espéré, attendu, sur les rapports entre nos deux pays, lesquels sont demeurés discontinus.
Votre approche mémorielle des événements en rapport avec nos pays, comme votre vision des relations à établir avec l’Algérie sont de nature à ouvrir de nouveaux rapports entre Alger et Paris. Or, dans le domaine du partenariat algéro-français, nos relations économiques, notamment ont accumulé beaucoup de retard, quand nombre d’opportunités s’ouvraient pour l’investissement en Algérie.
Mais, pour cela, il faut reconstruire, il faut savoir, sans oblitérer notre passé commun, regarder vers l’avenir même si les pesanteurs du passé demeureront présentes. Notre forte communauté, plus de trois millions d’Algériens, présente dans votre pays, constitue, d’ores et déjà, la passerelle vers ce partenariat «gagnant-gagnant» et une coopération fructueuse pour nos deux économies.
Il est anormal, en effet, que l’Algérie et la France puissent continuer à se tourner le dos, à ne pas exploiter positivement leur proximité, leurs potentialités intrinsèques alors que la globalisation actuelle aurait dû nous y inciter. Comme les grands chantiers ouverts en Algérie appelaient expertise et partenariat de la part de la France et des investisseurs français. L’Algérie est un pays en développement, il est, dès lors, insolite que la part qu’y prend la France ne soit pas à sa dimension, pas plus qu’elle n’est significative que cela, quand son savoir-faire aurait été précieux pour nos propres entreprises. Oserons-nous espérer, Monsieur le Président, que vous feriez ce pas, ce geste, qui pourraient être décisifs dans nos relations futures en replaçant les rapports de la France avec l’Algérie dans le contexte du progrès et de la marche vers l’avant. Une telle initiative répondra en fait aux besoins exprimés par nos peuples en ces temps de récession.
Récession durement ressentie par les peuples, singulièrement au nord de la Méditerranée. L’Algérie offre aujourd’hui de sérieuses alternatives aux entreprises françaises. Le bâtiment, la petite et moyenne entreprise, le médicament, les travaux publics, l’agroalimentaire… sont autant d’opportunités offertes par notre pays. Il ne restera aux hommes d’affaires de votre pays que de les saisir. C’est ce que nous voulions vous dire.
Merci de votre attention, Monsieur le Président.