Décidément, comme le conflit sur le Sahara occidental n’a pas suffi pour souiller les relations algéro-marocaines, voilà que le fameux projet de gazoduc Nigeria-Europe vient jeter un pavé dans la mare lancé par le roi Mohammed VI en emboîtant le pas aux Algériens avec sa toute dernière sortie de vouloir faire passer ce gazoduc par son territoire alors qu’Algériens et Nigérians en avaient déjà signé le mémorandum d’entente en 2002 et finalisé les études de faisabilité en 2005.
Le tracé de ce mégaprojet algéro-nigérian, appelé le Trans Saharan Gas Pipeline (TSGP), d’une longueur totale d’environ 4400 km, devait relier le Nigeria (sur 1 000 km), via le Niger (800 km), à la côte algérienne de Béni Saf (2 400 km) avant de plonger en offshore (200 km) à destination de l’Espagne pour alimenter le vieux continent en gaz nigérian à raison de 20 à 30 milliards de mètres cubes par an. Le Nigeria occuperait le 9e rang mondial en matière de réserves de gaz avec 5 300 milliards de mètres cubes, selon l’Opep, dont il est membre depuis 1971.
Ce projet, dont le coût était estimé à une quinzaine de milliards de dollars, devait être réceptionné en 2015 mais n’a pu voir le jour et semble même mis en veilleuse pour diverses raisons, dont la plus évoquée est celle liée au problème de financement par le Nigeria.
La deuxième raison serait une nouvelle feuille de route du code pétrolier nigérian qui a gelé tous les projets et négociations. Le secteur pétrolier nigérian a, en effet, connu, durant ces toutes dernières années, de nombreux scandales de corruption qui ont vu la dissolution, par le nouveau chef de l’Etat, Muhammadu Buhari, du conseil d’administration de la compagnie nationale pétrolière NNPC et le limogeage d’une quarantaine de hauts cadres.
La troisième, selon certains médias (notamment marocains), est d’ordre sécuritaire du fait de la présence des djihadistes de Boko Haram et d’Aqmi dans le nord du Nigeria et au Sahel.
C’est justement un des arguments que le roi Mohammed Vl, lors de sa visite au Nigeria en décembre 2016, semble avoir sifflé au président nigérian, fraîchement élu (le 29 mai 2015) pour lui signifier que le passage du gazoduc le long de l’offshore ouest africain et le Maroc, bien que plus long, est plus sécurisé tout en l’assurant que le problème de financement ne se pose pas du fait que le roi Mohammed VI compte sur la dilution des coûts par la contribution de toutes les parties prenantes et des investisseurs étrangers. Les deux parties auraient déjà signé, en décembre 2016, un protocole d’accord pour, dans un premier temps, un gazoduc prolongeant sur 3 000 km jusqu’au Maroc et éventuellement en Espagne, celui déjà existant et reliant le Nigeria au Ghana, via le Bénin et le Togo.
L’agenda du roi
Sur le plan interne, le Maroc dont le mix électrique est encore dominé à 70% par le charbon, ambitionne de le diversifier avec, en plus des énergies renouvelables, l’injection du gaz naturel dans le cadre d’un méga-plan gazier, le «Gas to power» qui prévoit de lourds investissements dans le GNL et les gazoducs.
Ce plan s’étale jusqu’en 2025, soit au lendemain de l’arrivée à terme (en 2021) des contrats de livraison de gaz algérien par le gazoduc Pedro Duran Farell (ex-Gazoduc Maghreb Europe), reliant l’Algérie à l’Espagne via le Maroc, qui s’en approvisionne d’environ 1 milliard de mètres cubes par an dont 500 millions de mètres cubes comme rémunération au titre du droit de passage du gazoduc algérien par le territoire marocain et 650 millions de mètres cubes dans le cadre d’un contrat, signé en 2011, pour une durée de 10 ans.
Visiblement, le roi n’envisage donc pas de faire appel au gaz algérien dès 2021, préférant un approvisionnement à partir de sources lointaines comme le Nigeria, voire la Russie. Pourtant, lors de la signature du contrat de 2011, les deux parties ont souligné que d’autres contrats pourraient être conclus afin d’assurer la pérennité des livraisons du gaz algérien au Maroc dans le but d’alimenter ses centrales.
Le Maroc ambitionne de consommer 5 milliards de mètres cubes de gaz en 2025 pour la génération électrique contre un milliard actuellement.
Depuis 2011, les relations algéro-marocaines se sont beaucoup détériorées au point où le roi Mohammed VI semble orienter ses relations commerciales vers d’autres cieux en multipliant ses périples de diplomatie économique au niveau africain. Mais le roi sait très bien que cela ne peut mordre en vivant cloîtré. Le royaume vient en effet de réintégrer l’Union africaine en janvier 2017, après l’avoir quittée en 1984 suite à la reconnaissance de la République sahraouie démocratique et populaire par certains membres de l’Union.
Aussi, en février 2017, Mohammed VI a saisi la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) pour l’informer de son intention d’adhérer à cette organisation qui regroupe 15 pays dont le Nigeria. Si le retour du Maroc dans l’Union africaine n’a posé aucun problème, malgré la réticence de certains pays (Algérie et Afrique du Sud notamment), son adhésion à la Cédéao est encore à l’étude.
Le dossier du roi pour son adhésion a été examiné le 4 juin 2017 à l’occasion du 51e sommet ordinaire de l’organisation qui s’est tenu à Monrovia, au Liberia, mais le roi Mohammed VI, qui devait y assister en personne pour appuyer sa candidature, a préféré annuler son déplacement du fait de la participation du Premier ministre israélien, Netanyahou, à ce sommet.
Toutefois, durant ce sommet, la Cédéao a donné, sur le plan politique, son accord de principe à l’adhésion du Maroc qui sera tranchée au prochain sommet de l’organisation compte tenu des critères juridiques et techniques tels que définis dans le traité de la communauté.
Les conditions d’adhésion à la Cédéao
Le traité de la Cédéao stipule qu’un pays qui n’est pas géographiquement dans le bloc de l’Afrique de l’Ouest ne peut, en principe, faire partie de la Cédéao et l’adhésion éventuelle du Maroc semble aller aussi à contre-courant des règles de l’Union africaine qui a divisé le continent en cinq entités économiques régionales. Si le Maroc sera accepté en tant que membre de la Cédéao, il va falloir réviser les textes de l’organisation.
Pour enrichir son curriculum vitæ d’adhésion à la Cédéao, le royaume chérifien évoque, en plus de ses attaches d’ordre culturel et religieux avec les pays membres, le volet sensible socioéconomique pour lequel il pense pouvoir apporter un plus en faisant passer le gazoduc Nigeria-Europe par son territoire, lequel projet sera créateur d’emplois pour les pays de la Cédéao et leur permettra d’alimenter en gaz leurs centrales électriques, leurs unités industrielles et domestiques et d’accélérer les projets d’électrification de la région qui pourrait devenir un marché régional d’énergie compétitif de l’électricité, susceptible d’être relié au marché européen.
Il est vrai que sur papier il n’est de plus alléchant qu’un pareil projet pour désenclaver, un tant soit peu, une dizaine de pays africains parmi les plus pauvres de la planète, mais le terrain a aussi son mot à dire. Le roi du Maroc a beaucoup plus de chances de faire intégrer son pays au sein de la Cédéao que d’y réussir son projet de gazoduc.
Les contraintes du projet de gazoduc Nigeria-Europe via le Maroc
D’emblée, le projet du roi semble se heurter à des contraintes de taille hypothéquant son aboutissement, comparativement au TSGP via l’Algérie, aussi bien sur le plan technique que financier, rentabilité, voire politique et sécuritaire.
Techniquement, la première phase du projet de gazoduc Nigeria-Europe, version marocaine, et dont la longueur, jusqu’au royaume, est d’environ 3 000 km, nécessite la mobilisation et l’engagement d’une dizaine de pays riverains de la Cédéao en matière de négociation du tracé (offshore ou onshore) non encore officiellement arrêté, et des droits de passage.
Déjà, à titre indicatif, aucun pays membre, excepté le Liberia, n’a ratifié les 50 protocoles de l’organisation.
Par ailleurs, ce qui intéresse le Nigeria c’est de faire arriver son gaz en Europe et non seulement d’alimenter la Cédéao et le Maroc, ce qui porterait la longueur totale du pipe à environ 6 000 km.
Les pays concernés n’ayant pas les mêmes capacités, ni les mêmes expériences, le projet a toutes les chances d’être renvoyé aux calendes grecques ou s’éterniser comme ce fut le cas du gazoduc ouest africain préexistant, reliant le Nigeria au Ghana, dont la réception (en 2010) a demandé une trentaine d’années de travaux.
De plus, sur le plan sécuritaire, si le tracé du roi veut contourner l’Algérie, il ne pourra contourner le vandalisme des groupes rebelles contre les infrastructures pétrolières que connaît le delta du Niger, point de départ même du présumé gazoduc.
Il faut souligner aussi que certains pays de la Cédéao traversent des crises politiques et institutionnelles, voire des problèmes de voisinage (Gambie-Sénégal, par exemple), un autre sérieux handicap au partenariat de développement.
Sur le plan financier, les pays concernés, totalisant une population de 300 millions d’habitants, comptent parmi les plus pauvres de la planète avec des budgets annuels dérisoires variant entre 1 et 2 milliards de dollars, exceptés le Nigeria (20 milliards de dollars), le Ghana et la Côte d’Ivoire (une dizaine de milliards de dollars) et des réserves de change de 5 à 10 milliards de dollars, ne totalisant pas l’équivalent de celles de l’Algérie, pourtant en situation économique fragile depuis juin 2014, du fait de la détérioration du marché pétrolier.
La majorité des pays de la Cédéao ont du mal à honorer leurs obligations vis-à-vis de l’organisation en matière de prélèvements communautaires qui restent le pilier du financement des projets dans cette région. Même avec les modiques réserves de change du Maroc (23 milliards de dollars) et du Nigeria (14 milliards de dollars), le projet nécessite une sécurité de financement avec des exigences financières plus importantes, ce qui n’est pas le cas.
La contribution des Européens, qui veulent diversifier leurs sources d’approvisionnement et réduire leur dépendance du géant russe Gazprom, reste une option incertaine avec les prix actuels du gaz et les mutations du marché pétro-gazier. Le gazoduc ouest-africain préexistant, entre le Nigeria et le Ghana, a une capacité design ne dépassant pas les 5 milliards de mètres cubes par an et son prolongement vers l’Europe via le Maroc nécessitera son extension de façon à rassasier le marché européen après satisfaction des besoins des pays riverains de la Cédéao (la capacité du projet TSGP algéro-nigérian passant uniquement par 2 pays, étant de 30 milliards de mètres cubes par an).
Les droits de transit par les pays riverains de la Cédéao risquent ainsi de peser sur la rentabilité du projet qui reste loin de pouvoir concurrencer les gaz russe, norvégien, algérien, voire libyen, à la fois plus proches et moins chers et dont les gazoducs extensibles relient déjà le vieux continent. Aussi, le marché européen du gaz, en pleine mutation vers les prix spot, joue à la défaveur des sources lointaines par gazoduc.
Un autre écueil, et pas des moindres, est d’ordre politique internationale et qui pourrait éloigner toute contribution des investisseurs étrangers au financement du projet que le Makhzen compte faire passer par le Sahara occidental.
Ce dernier étant officiellement inscrit sur la liste des territoires non autonomes, le Maroc se devait de se conformer à la charte des Nations unies en matière de reconnaissance des intérêts et droits des habitants sahraouis de rester maîtres de la mise en valeur future de leurs territoire et ressources.
A ce titre, le Nigeria, dont le tout récent président (Muhammadu Buhari), a toujours exprimé son soutien au peuple sahraoui. On comprend pourquoi le roi Mohammed VI a choisi de signer à la hâte l’accord sur le projet avec le ministre des Affaires étrangères nigérian, profitant de l’absence du président Muhammadu Buhari pour des soins répétés à Londres.
L’affolement injustifié d’Alger
Que d’écueils et d’embûches dans l’agenda du roi Mohammed VI à propos de son projet de gazoduc qu’il est curieux et étonnant que le fantasme de son projet ne semble pas le préoccuper à même d’obscurcir davantage, et à court terme, sa crédibilité. Mais plus curieux encore est l’affolement d’Alger depuis que le roi a commencé à médiatiser son rêve de faire passer ce gazoduc par son territoire. Le roi a tout de même réussi à faire couler beaucoup de salive et d’encre au sein des médias et hauts responsables algériens pour un non-évènement. Il y a certainement de la provocation mais le Maroc reste, après tout, un pays souverain, libre de faire ce que bon lui semble pour son économie et en matière de partenariat commercial.
C’est à l’Algérie de faire mieux, et silencieusement, sans être secouée, en évitant la rivalité et d’être entraînée par la chimère du roi dans un domaine, de surcroît gazier, où elle compte parmi les leaders mondiaux. On comprend qu’à l’approche de la fin de certains contrats gaziers long terme entre l’Algérie et l’Europe, le roi essaye de contribuer à étouffer le gaz algérien, mais l’Europe, qui importe 50% de ses besoins en gaz, en importera 100 milliards de mètres cubes par an de plus en 2025 et 150 milliards de mètres cubes (65% de ses besoins) en 2035. Malgré les mutations de la physionomie du marché, la source algérienne, troisième fournisseur de l’Europe, derrière la Russie et la Norvège, ne s’éclipsera pas de sitôt.
L’Algérie reste encore avec des avantages miniers et géostratégiques que beaucoup de fournisseurs concurrents n’ont pas. Le roi Mohammed VI n’est pas sans savoir que le Gazoduc Pedro Duran Farell traversant depuis 1995 son royaume sur 545 km, le plus long tracé comparé à celui en Algérie (527 km), au détroit de Gibraltar (43 km) et en Espagne (156 km), n’a pas pour nom «Gazoduc Algérie Europe» mais «Gazoduc Maghreb Europe» (GME). Cela témoigne de l’attachement de l’Algérie à l’idée d’un «Maghreb des peuples», mais le peuple frère marocain n’a jamais profité du passage de ce lien physique à même ses pieds à cause d’un système népotiste profitant aux seuls «makhzanis» qui se sont contentés d’un simple piquage du GME pour alimenter leurs petites centrales électriques au lieu de tirer des bretelles reliant le GME pour une alimentation suffisante des foyers marocains.
Avec ses ambitions croissantes en matière de consommation de gaz et le choix hasardeux de ses sources d’approvisionnement, le roi du Maroc est sur le fil du rasoir avec une situation qui se complique davantage pour lui : se lancer dans des projets gaziers pour le moins risibles au prix d’une réintégration indigeste à l’Union africaine comme tapis rouge déroulé vers la «Cédéao du gazoduc».
Si pour le roi Mohammed VI l’Algérie n’est qu’un voisin et rival éternel, l’Algérie demeurera, entre autres, un partenaire gazier incontournable pour le peuple marocain. Le roi se doit de bomber un peu moins le torse qui paralyse la coopération économique entre les pays du Maghreb et la stabilité politique dans la région. Le roi est en passe d’être piégé par ses propres aléas.