C’est un drame qui cache bien un autre. Le second est plus frappant encore que ces jeunes qui bravent le chemin périlleux de l’émigration clandestine. Parmi les vagues de migrants interceptés à bord d’embarcations de fortune, le long des côtes algériennes, n’ya-il pas, en effet, des enfants,- en bas âge parfois même des bébés- qui y sont embarqués ? Où se situe la responsabilité ? Comment traiter ces cas délicats ? Quoi faire ou sinon a-t-on déjà fait quelque chose pour protéger ces enfants ? C’est en somme à toutes ces questions qui taraudent l’esprit, auxquelles il en a ajouté d’autres, que le professeur Mustapha Khiati, a apporté des réponses.
Invité hier du Forum du Courrier d’Algérie, le défenseur de la cause de l’enfant dissèque le phénomène, donne son avis, émet des critiques et en suggère une batterie de solutions. Président de la Forem (Fondation nationale pour la promotion de la santé et le développement de la recherche), celui qui a consumé plus de 30 ans de sa carrière pour les consacrer à l’enfant pointe, d’emblée, deux facteurs de responsabilité internes à ce phénomène: une responsabilité d’abord des autorités publiques à laquelle s’ajoute celle des parents. «L’intérêt pour l’enfant est pour nous un souci permanent parce qu’il est le maillon le plus faible dans la société algérienne. Celui qui ne peut s’exprimer, qu’on marginalise, qu’on néglige et celui qu’on oublie souvent. Les hommes demandent leurs droits, les femmes demandent les leurs. Mais les enfants, assez souvent, personne n’est là pour les défendre. C’est pour cela que des voix s’élèvent pour parler de cette couche de la société très importante puisque c’est elle la relève de demain», c’est par ce prélude qu’entame Khiati sa plaidoirie pour évoquer l’enfant, exploité, maltraité, violenté…à tel titre qu’il devient, aujourd’hui, victime du phénomène de l’émigration clandestine.
Qui se souvient des milliers d’Espagnols déportés en Algérie ?
Au plan externe, puisque les récents bouleversements dans la région et sur le plan mondial démontrent la responsabilité directe de l’Europe et des pays de l’Occident dans l’un des plus importants mouvements de personnes dans l’Histoire, Khiati rappelle des faits historiques que la nouvelle génération ne connait peut-être pas ou peu. «Durant la guerre civile espagnole (1936-1939), des milliers d’espagnols ont pris les chaloupes pour venir en Algérie alors sous colonisation française. La France a ouvert des centres de concentrations à Relizane, Oran, Tlemcen, Aïn-Témouchent, Aflou…, certains y sont même restés définitivement…», rappelle le conférencier pour parler des premiers camps de concentration pour personnes déplacées. «Aujourd’hui le phénomène est inversé et le flux de la migration va de l’Afrique vers l’Europe. Qui en est responsable ? D’abord c’est l’Europe qui a une grande responsabilité concernant notamment les régions sub-sahéliennes. C’est elle qui était une puissance coloniale. C’est elle encore qui a essoré ces pays de leurs moyens, richesses et continue à le faire aujourd’hui», dénonce Professeur Khiati. «Les Algériens en ont beaucoup souffert durant cette période mais ce n’est qu’à la fin des années 90 qu’ils ont commencé, timidement dans un premier temps, à fuir via la Tunisie pour atteindre l’Italie ou encore via les côtes oranaises en direction de l’Espagne», explique notre invité.
«Mort de 35 000 migrants de l’Afrique du Nord en cinq ans»
Qu’en est-il des facteurs internes à l’origine du développement de ce phénomène dans notre pays ? «De nombreux parmi eux surtout la mal-vie, qui est exagérée et entretenue. Et puis il y a les images que nous renvoie l’Europe selon lesquelles, les européens sont au paradis et nous nous sommes en enfer. Alors les jeunes font tout pour atteindre l’autre rive. Ce qui est faux et loin d’être vrai. Ainsi va le cours du phénomène qui se développe d’année en année», pense-t-il en se référant aux estimations européennes établies et selon lesquelles, 35 000 migrants originaires de l’Afrique du Nord sont morts sur un nombre total de recensés s’élevant à 300 000 au cours des cinq dernières années. Quoi que, Khiati prend la prudence de parler d’estimations car il serait difficile de se fixer sur le nombre exact de migrants ayant pu traverser vers l’autre rive, ceux qui en ont survécu ou encore ceux qui ont eu le malheur de périr en pleine mer.
«Le phénomène nouveau maintenant qui renvoie aux adultes qui emmènent leurs enfants avec eux remonte à trois ou quatre années en arrière. C’est un phénomène extrêmement grave et c’est une maltraitance gravissime en ce sens que les enfants relèvent d’une double responsabilité : publique et parentale», s’est indigné Khiati. Deux parties sur lesquelles il faudra agir au risque de connaitre en Algérie des cas bouleversants pour s’en rappeler Aylan Kurdi, l’enfant migrant symbole. La tendance des enfants interceptés, moindre soit-elle à présent, avec des adultes à bord de chaloupes importe peu. Mais le drame est bien là et l’image de cet enfant de 3 ans, un petit réfugié syrien de son état, retrouvé sans vie sur les côtes turques (septembre 2015) aura suffi pour provoquer un choc mondial à l’époque.
«Une loi dissuasive contre les parents-coupables»
Pourtant, des mesures à travers un arsenal juridique renforcé dans ses volets traitant des droits de l’enfant et la violence qu’il subit ont été prises en Algérie. C’est le «Oui mais» du spécialiste du dossier, qui pointe du doigt un vide juridique concernant précisément ce phénomène qui montre de plus en plus d’enfants embarqués à bord de chaloupes, à leurs risques et périls, par leurs parents ou proches. «Aux États-Unis par exemple, lorsqu’il y a des exactions contre les enfants, les autorités interviennent pour protéger la victime. Les violences faites à son encontre y sont signalées via des numéros verts. Les autorités se saisissent rapidement, font des diagnostics, et si la requête s’avère fondée, elles prennent immédiatement des mesures contre les responsables. En Algérie nous en sommes encore loin», a-t-il estimé sans pour autant remettre en cause ce qui est fait, si ce n’est son souhait de voir encore plus sur le plan juridique. Ainsi, il réclame par exemple la criminalisation de l’acte lui-même consistant pour les parents d’emmener avec eux leur progéniture sur le chemin de cette forme d’émigration périlleuse. C’est-à-dire, un tel moyen juridique, punissant donc les parents en tant que responsables, est à même de les dissuader à ne plus faire encourir le risque à leurs enfants en bas âge. Khiati va même plus au-delà en suggérant de lancer des mandats d’arrêt internationaux à l’encontre des parents coupables si ces derniers réussissent à atteindre un autre pays après le périple migratoire. «Je suis sûr qu’il y avait des enfants morts, péris en pleine mer, parmi ceux qui ne sont pas arrivés à bon port», déplore celui qui a consacré un pan entier de sa carrière à cette couche sensible de la société.
«Je suggère aux autorités d’y mener une étude sociologique»
Sur un autre niveau de responsabilité, il estime que les pouvoirs publics «ne s’adaptent pas avec la dynamique sociale» à l’effet de maîtriser le phénomène de la «Harga». Pour lui, il y a des mesures prises, mais elles sont plus répressives alors qu’elles devraient traiter en profondeur pour un phénomène social qui n’est qu’un effet d’une cause pour ainsi dire. En plus donc de la mal-vie, qui n’aide pas à maintenir l’habitant chez lui, au lieu d’encourir le risque, lui et ses enfants, de prendre le large, Khiati évoque «une mauvaise gouvernance» dans la gestion aussi bien en amont qu’en aval de ce phénomène. C’est-à-dire, on aurait pu éviter à pallier ce départ massif de jeunes vers l’étranger, soit de façon régulière ou pas régulière. «Il faut lutter ici même contre ce phénomène. Je suis sûr qu’il y a des solutions. Moi je demande aux autorités de faire une étude sociologique approfondie. Qu’on nous donne le profil des migrants. Sont-ils diplômés ? Sont-ils des chômeurs ou encore travailleurs ?», suggère le Pdt de la Forem. À son niveau, du moins, Khiati est sûr d’une donnée statistique qui donne des sueurs froides. «250 000 jeunes de moins de 16 ans quittent les bancs de l’école. Ce qui va à l’encontre de la Constitution, qui dit que la place de cette catégorie est dans l’école et non pas à jeter dans la rue», alerte le spécialiste de l’enfance comme pour évoquer une bombe à retardement.
Farid Guellil