Il ne faut pas être grand clerc pour affirmer aujourd’hui que l’Algérie va droit au mur. Toutefois, à la lumière des chiffres, ce scénario funeste prend, hélas, tout son relief.
“En période préélectorale, on est plus écouté que d’habitude. Les experts deviennent alors des vedettes, le temps d’une élection et puis on les oublie durant 5 ans ou encore plus”, s’est écrié hier le professeur en management, Abdelhak Lamiri, qui était l’invité du Forum de Liberté. Pour l’orateur, la question du développement est devenue aujourd’hui une affaire de survie nationale et doit être aujourd’hui traitée comme telle. Venu présenter son récent ouvrage au titre évocateur La décennie de la dernière chance-émergence ou déchéance de l’économie algérienne, le professeur Lamiri a précisé que cette parution aux éditions Chiheb n’était pas dictée par la prochaine échéance électorale. Quoi que l’occasion soit trop tentante pour ne pas inviter aujourd’hui les différents candidats à débattre de ces questions cruciales. “À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les Japonais avaient envoyé leurs experts aux USA et en Europe pour trouver des modèles de croissance. Ils en sont revenus avec la conclusion que les pays alliés tiraient leurs puissances du management et non pas de leurs ressources. C’est cet aspect qu’il fallait travailler en Algérie. Au début des années 2000, j’étais le seul à le dire…” D’après lui, à cette époque, le corps des élites et des experts applaudissait unanimement les séries de plans de relance initiés, et ce, dès le premier mandat du président Bouteflika. “Moi, j’étais le mouton noir…”, regrette-t-il.
Pour lui, il est surtout temps d’établir un bilan de ce que nous ont coûté réellement l’autoroute, les barrages, etc. “On a certes accompli des choses mais on est très loin par rapport à ce qu’on aurait pu faire !” Magnanime, toutefois, Lamiri dit sa satisfaction devant le fait que les élites se soient renforcées par de nouvelles structures comme le think tank “Défendre l’entreprise”, ou encore le collectif Nabni sans oublier, bien sûr, l’apport des organisations patronales. Didactique à souhait, le professeur Lamiri a commencé d’abord par poser certains postulats, tel que les lui a enseigné le professeur Peter Drucker, considéré comme le père du management moderne : “Pour comprendre un phénomène, il faut répondre à 3 questions. Qu’en connaît la science ? Quelles sont les expériences ? Quelles sont les leçons qu’on en a tirées ?” Le lecteur l’aura compris : on n’est plus ici dans l’incantation ou encore la “culture intuitive”. Il s’agit de rationalisme pur et dur où seul le doute scientifique est permis. À cette occasion, Lamiri ira chercher le savoir jusqu’en Chine. “Un pays très mal vu en Algérie”, selon lui. “La Chine a investi 2 000 institutions de formations nouvelles dans les années 80 et qui ont toutes été jumelées avec le reste du monde. La Chine a recyclé 80% de son personnel opérationnel. Aujourd’hui, la Chine est le pays qui dépose le plus grand nombre de brevets d’invention et de licences dans le monde”. Lamiri déplore, ainsi, qu’au lieu d’investir les recettes des hydrocarbures dans l’économie de la connaissance, les dirigeants ont préféré construire surtout des infrastructures. “À la suite de la crise des subprimes, de nombreux pays ont dû initier des plans de relance. Mais aucun pays n’a investi autant que l’Algérie par rapport à son PIB pour récolter à la fin un taux de croissance aussi médiocre, soit autour de 3%”. Pour Lamiri, notre pays est revenu au point mort. On ne parle toujours pas d’économie émergente lorsqu’il s’agit de l’Algérie. Pour lui, ces ressources considérables auraient pu être utilisées en partie pour améliorer le système éducatif national. “Aucun pays ne s’est développé avec des cerveaux non développés”.
Keynes n’a pas sa place en Algérie
Par ailleurs, l’invité de Liberté retient que l’embellie financière consécutive à la hausse des prix des hydrocarbures a également eu pour effet un emballement sans précédent des importations de produits de consommation qui ont atteint, rappelons-le, des niveaux inquiétants pour le pays, de plus en plus dépendant, et créant chez les Algériens de nouveaux besoins. D’après lui, cette économie rentière inhibe jusqu’à l’heure actuelle toute velléité industrielle et compromet toute croissance hors hydrocarbures. Pour l’expert, la propension de nos dirigeants à acheter, à tout prix, la paix sociale et à se complaire dans la redistribution des richesses, est aujourd’hui non seulement éculée mais risque de sonner très vite le glas de l’unité nationale. Comme chacun sait, les ressources financières mobilisées jusque-là par la commande publique à l’occasion des différents plans de relance et de soutien à la croissance économique ont davantage profité à des entreprises étrangères. L’économie nationale a donc été livrée à des forces centrifuges qui privilégient toujours les activités spéculatives au détriment de la production et de la création de richesses.
Pour lui, la dépense publique a ses limites : “Le keynésianisme ne s’applique pas aux pays en voie de développement. Les aspects théoriques développés par l’économiste François Perroux ne s’adresse pas aux pays du tiers-monde. On a perdu 15 ans et 500 milliards de dollars !”, assène-t-il avec force et conviction. Aussi, Lamiri préconise de fonder, au plus vite, une nouvelle démarche basée sur un choix clairement assumé en faveur des industries à haute charge en matière grise et sur une insertion active de l’économie algérienne dans la mondialisation. “Je n’ai pas inventé les solutions, elles s’imposent d’elles mêmes !” Pour lui, l’Algérie ne doit surtout plus postuler pour être un simple débouché commercial où son seul avantage comparatif serait uniquement son «cash». Il s’agit, dans le cas d’espèce, d’imaginer des systèmes propres à enclencher un cercle vertueux où les entreprises, les universités et les collectivités locales, dans une dynamique de complémentarité fondent leurs logiques opérationnelles sur des processus innovants. Cette vision stratégique doit être à même d’enclencher une dynamique forte de création d’entreprises et de diversification des activités assurant un développement économique durable pour le pays. Lamiri avance trois scénarios probables. Celui de la normalité : “Si par chance, la situation énergétique sera bonne avec un baril à 70 ou à 80 dollars, on continuera à mener la même politique pour obtenir, bon an, mal an, 2 ou 3 % de croissance. On va continuer à vivoter pendant que les autres vont, eux se développer. Bref, ce sera la continuité dans l’illusion du développement”. En revanche, si le marché pétrolier s’effondre, c’est d’après lui, “le scénario de la déchéance” qui se mettra en place avec un taux de chômage de 40 à 50%, une inflation à deux chiffres, un nouvel endettement et “une population non préparée car habituée au discours de l’abondance”. Pour Lamiri, quand on gère un pays, on gère les anticipations en matière d’emploi, de logements, autant de “sources potentielles de déception pour la population”.
C’est pourquoi, il faut, selon lui, raison garder. “Qu’on ne se leurre pas ! Vu les politiques actuelles, la crise de logement ne sera jamais résolue. Avec 350 000 mariages, l’Algérie a besoin de construire 800 000 logements par an et non pas 150 000 comme actuellement. Par ailleurs, la demande énergétique interne double en moyenne tous les 4 ans. Comment pourra-t-on y faire face ?” Lamiri dit craindre, ainsi, un retour “vers quelque chose de très grave” comme la violence, l’insécurité, etc. Son troisième scénario est le plus optimiste : “On peut éviter cela”, a-t-il fini par rassurer son auditoire. “Seulement, le prochain gouvernement devra avoir toutes ces réponses sous peine de voir une situation très dangereuse s’installer dans notre pays”.
Ne pas rater le dernier train
Présent parmi le public, un candidat à la prochaine élection présidentielle, en l’occurrence l’ancien ministre du Budget, Ali Benouari, a longuement plaidé, quant à lui, pour “la mère des réformes”, à savoir celle politique et institutionnelle. D’après lui, il s’agit de donner simplement un contenu opérationnel à ces concepts qui s’appellent “alternance politique”, “indépendance de la justice”, etc. D’après cet expert financier, le problème est éminemment politique et l’échec consommé : “si on rate 2014, on est perdus”, prévient-il. Le patron du Forum des chefs d’entreprise, également présent au Forum de Liberté, Réda Hamiani a évoqué, pour sa part, un processus de transition économique qui, d’après lui, traîne en longueur et qui apparaît, à bien des égards, comme laborieux voire même erratique. À signaler que lorsqu’il parle du pouvoir, le professeur Lamiri évoque pudiquement la “sociologie politique”. Il reconnaît tout de même que la complexité vient de l’improbable consensus sur les conditions de partage de la rente pétrolière mais aussi de la nécessité d’assurer la stabilité du front social et des effets d’un contexte économique international à l’évolution imprévisible. Ces facteurs agissent fortement sur la conduite du processus de réforme, sur sa cohérence d’ensemble.
Par ailleurs, pour Lamiri, “le développement ne peut être que décentralisé” et de constater qu’un État aussi “hyper centralisé comme l’Algérie n’existe nulle part”. Revenant en Chine, Lamiri reprendra à son compte l’adage bien connu “le poisson pourrit par la tête”. À ce titre, d’après lui, c’est la classe politique qui est responsable du marasme algérien. “Qui peut contrôler un wali ? Tant qu’il y aura des logements qui se donnent gratuitement, il y aura de la corruption. On ne doit pas donner le pouvoir aux gens de monnayer ces biens. Il faut les mettre sur le marché.” Il faut dire que le professeur Lamiri ne fait pas que défendre l’option libérale. Toute son intervention a été ponctuée d’anecdotes et de cas concrets pour ne pas dire des exemples. “Au Brésil, les gouverneurs sont nommés sur la base d’un contrat de performance. Il faut mettre en œuvre une gestion par objectif et non sur des accointances politiques ou autres”.
Ainsi, pour lui, l’expérience qatarie a montré que l’industrie pétrolière pouvait constituer un puissant facteur de développement dès lors qu’elle se fixe comme priorité stratégique de diversifier son économie. “Le Qatar a investi 212 milliards d’actifs dans le monde. L’Algérie a placé le même montant au Trésor américain”. Il prendra également l’exemple de la Malaisie ou encore de l’Indonésie qui ont consacré “la priorité des priorités à mettre de l’argent dans l’intelligence humaine”. Pour Lamiri, l’Algérie a certes raté plusieurs fois le coche. Mais cette fois, on ne peut plus rater le train de la modernité qui consiste à mieux gérer nos hôpitaux, nos administrations, nos entreprises, etc. “Nous avons encore un peu de temps et quelques ressources”, relativise-t-il, un brin optimiste vers la fin. Pour lui, il faut sortir de cette crise, au plus vite et au moindre coût. Mais quoi qu’affirme l’éminent professeur Lamiri, nombre d’experts n’ont cessé de clamer ces dernières années cette idée très précise de ce que sera l’Algérie en 2020. Parce que, finalement, 2020 c’est demain, et demain c’est déjà aujourd’hui.
M.-C. L