Le procès Khalifa lève le voile sur la gabegie algérienne, sans l’élucider

Le procès Khalifa lève le voile sur la gabegie algérienne, sans l’élucider

Des dépenses excessives, des projets fous, des commissions de plusieurs millions d’euros avec, en toile de fond, une Algérie tout juste sortie d’une décennie de guerre civile. Le procès par contumace de l’ex-milliardaire algérien Rafik Khalifa, qui se tient au tribunal de grande instance de Nanterre depuis le 2 juin, lève une partie du voile sur cet empire déchu, construit entre Alger et Paris à la fin des années 1990.

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Issu de la nomenklatura algérienne, Rafik Khalifa, 35 ans, avait alors monté, en quelques années, l’une des plus belles success stories d’Algérie : un groupe privé comprenant une banque, une compagnie d’aviation, une agence de location de voitures et une chaîne de télévision, avec des filiales en France.

Il fut le sponsor de l’Olympique de Marseille et l’ami de nombreuses stars françaises. Jusqu’en mai 2003, date à laquelle l’empire Khalifa s’effondra comme un château de cartes, ruinant des centaines de milliers de petits épargnants et mettant des milliers de salariés au chômage.

« A UN MOMENT, NOUS AVIONS PERDU LA NOTION DES PRIX »

En France, les pertes sont estimées à plusieurs dizaines de millions d’euros. « Dans quel contexte cet homme a pu constituer un tel empire qui s’est effondré aussi vite qu’il s’était créé ? », s’est interrogée la présidente du tribunal, Fabienne Siredey-Garnier, à l’ouverture du procès. En l’absence du principal intéressé, incarcéré à Alger, dix prévenus se trouvent dans le box des accusés. Parmi eux, son ex-femme, Nadia Amirouchène, ses principaux collaborateurs de l’époque, les dirigeants de ses sociétés en France.

Deux semaines d’audience ont mis en lumière le train de vie fastueux de Rafik Khalifa et de certains de ses proches aux frais des sociétés du groupe, ainsi que les pratiques douteuses du système Khalifa. L’affaire la plus emblématique est certainement celle de la villa Bagatelle : 5 000 m2 sur la Côte d’Azur. « L’Algérie sortait des années noires, raconte à la barre Mohammed Amine Chachoua, ancien bras droit de Rafik Khalifa. L’idée était d’attirer les investisseurs à l’étranger. On s’est dit : pourquoi ne pas acheter une petite villa au bord de la mer ? » Nous sommes alors en juin 2002, en plein Festival de Cannes. Rafik Khalifa pousse la porte d’une agence immobilière. « A la deuxième visite, il a dit : “C’est bon.” »

En fait de « petite villa », le groupe vient d’acquérir l’une des plus belles propriétés du sud de l’Europe, composée de trois villas : Bagatelle, 2 500 m2 sur cinq étages ; Matchotte, 1 000 m2 sur trois étages, et Virevent, 950 m2 sur cinq étages. « Plus deux piscines extérieures, des bassins, des cascades, des jacuzzis, des piscines intérieures », poursuit la présidente du tribunal. Le coût est de 35 millions d’euros (37 avec les frais). « Est-ce que vous ne trouviez pas cela un peu fou ? » « A un moment, nous avions perdu la notion des prix », reconnaît M. Chachoua. Régisseurs, gouvernantes, femmes de ménage… les charges en personnel s’élèvent à 34 000 euros par mois.

VASTE OPÉRATION DE BLANCHIMENT

C’est là que sera donnée, le 3 septembre 2002, la somptueuse fête pour le lancement de Khalifa TV, à laquelle participeront 300 personnalités, stars du showbiz, hommes d’affaires et politiques.

« C’est là que vont se greffer les doutes sur l’origine des fonds qui ont servi à payer cette villa », poursuit Fabienne Siredey-Garnier. Alors en plein apogée, Rafik Khalifa promet à l’Algérie cinq stations de dessalement d’eau de mer. Le coût est de 67 millions d’euros, mais seuls 26 millions sont réglés à la société saoudienne commercialisant les stations.

L’organisme de contrôle Tracfin soupçonnera une vaste opération de blanchiment : le reste de l’argent aurait notamment servi à acheter la villa Bagatelle.

Le récit de la vente de la villa est tout aussi rocambolesque. Début 2003, le groupe est aux abois. Rafik Khalifa, réfugié à Londres, décide alors de vendre très vite la propriété de Cannes : 16 millions d’euros, la moitié du prix d’achat, à une mystérieuse société immobilière dont le personnage central n’est autre que l’un de ses proches collaborateurs, Dominique Auté-Leroy. Aujourd’hui poursuivi pour complicité de banqueroute, ce « conseiller immobilier » touchera par ailleurs plus de 4 millions d’euros de commissions du groupe Khalifa en moins d’un an pour ses services. « Ne trouvez-vous pas que la précipitation chronologique prête à interrogation ? », questionne la présidente du tribunal.

« ORCHESTRATION POLITIQUE COMME DANS LES FILMS »

Les prévenus qui comparaissent à Nanterre sont en effet accusés d’avoir, à la déconfiture du groupe, subtilisé des actifs des sociétés à des fins personnelles, avant que la faillite ne soit déclarée : la villa Bagatelle, des voitures de luxe, mais aussi trois avions.

Cette dernière affaire vise plus particulièrement Raghid El Chammah, un lobbyiste libanais, considéré comme le « gourou » de Rafik Khalifa. Il est accusé d’avoir détourné trois appareils du groupe pour la somme de 7,5 millions d’euros. A la barre, celui-ci dénonce une « orchestration politique comme on en voit dans les films ». « On m’a désigné comme bouc émissaire en me faisant porter la responsabilité de la faillite algérienne », ajoute-t-il.

Lire aussi : L’ex-golden boy Rafik Khalifa extradé de Londres pour être jugé à Alger

S’il a permis d’en savoir plus sur les dérives du système Khalifa, qui l’ont mené à sa perte, le procès n’aura toutefois pas répondu à de nombreuses questions sur cette saga, emblématique du système de corruption en Algérie, mélange de réseaux clientélistes et mafieux. Comment Rafik Khalifa a-t-il pu constituer une telle fortune ? D’où son argent venait-il ? De quels appuis a-t-il bénéficié au sommet de l’Etat ? L’ancien milliardaire, qui dénonce une cabale politique, a été extradé de Londres en Algérie en décembre 2013, mais les autorités algériennes ont refusé de l’envoyer à Nanterre le temps du procès. Celui-ci doit s’achever le 20 juin, après les plaidoiries des parties civiles.