Liberté : Vous avez évoqué, il y a quelques jours, l’existence de difficultés pour la ligue à activer. Peut-on connaître la nature de ces difficultés ?
Nouredine Benissad : Notre ligue est au bord de l’asphyxie du point de vue financier. Nous n’avons jamais reçu de subventions de la part de l’État alors que, du point de vue de la loi sur les associations, nous sommes considérés comme une association d’intérêt général. Avec des moyens dérisoires, nous faisons de l’alerte et de la veille pour tout ce qui concerne les violations, la défense et la promotion des droits de l’Homme à travers le territoire national et à l’international. Les lois sur les associations — l’ancienne et la nouvelle — interdisent le recours aux financements étrangers et même aux partenariats. Vous savez, chez nous, il y a des organisations non gouvernementales (ONG), comme la nôtre, qui tiennent à leur indépendance, qui ne reçoivent aucune aide ni subventions, et des organisations véritablement gouvernementales — les OVG — qui reçoivent des subventions de toutes sortes et qui ne font pas le millième de ce que nous faisons sur le terrain. Grâce au bénévolat, nous arrivons à activer, à former nos militants sur les questions des droits de l’Homme, à organiser des séminaires sur les thématiques relatives aux droits de l’Homme et à assister les migrants, les réfugiés, les chômeurs, les licenciés de leur emploi, ceux qui ne peuvent accéder à la justice, les défenseurs des droits de l’Homme, etc.
Nous sommes affiliés à la Fédération internationale des droits de l’Homme et au réseau euroméditerranéen des droits de l’Homme (FIDH) et nous apportons notre contribution au mouvement des droits de l’Homme à l’échelle mondiale. Malheureusement, les détenteurs du pouvoir ne veulent pas changer leur logiciel : nous sommes toujours dans la pensée unique et l’autoritarisme alors que c’est d’un nouveau paradigme dont l’Algérie a besoin et un besoin pressant et urgent.
Justement, comment la ligue s’est-elle accommodée avec la nouvelle loi sur les associations, décriée au demeurant, laquelle a conduit à la dissolution de pas mal d’entre elles ?
La nouvelle loi sur les associations est une loi liberticide. On ne peut imaginer aujourd’hui une gouvernance sans associer la société civile car l’État ne peut pas tout faire tout seul. L’État providence est une illusion, une vue de l’esprit. Il faut libérer les énergies. Et le mouvement associatif peut apporter énormément au développement des sociétés. Les associations, c’est une école pour la citoyenneté, la démocratie, la responsabilité et surtout un canal d’expression pacifique et de dialogue. Un tiers des associations a déjà mis la clé sous le paillasson, des potentialités et des énergies en moins pour le pays.
Quel gâchis ! Du point de vue juridique, l’association est un contrat civil entre deux personnes, mais on a compliqué la création d’une association par des dispositions absurdes. Nous avons, pourtant, attiré l’attention des pouvoirs publics — alors que la loi n’était qu’un projet — sur les conséquences d’une telle loi qui n’est, au demeurant, pas du tout compatible avec la Constitution et les conventions internationales relatives aux droits de l’Homme que notre pays a ratifiées et qui consacrent et garantissent la liberté d’association. Je crains que d’autres associations interrompent leurs activités faute de moyens et que d’autres nouvelles ne puissent voir le jour compte tenu de la complexité de la loi sur les associations.
Le fait que “trois ailes” s’expriment au nom de la ligue ne nuit-il pas à sa crédibilité ?
C’est un problème d’apprentissage de la démocratie. Certains esprits n’arrivent pas encore à se soumettre à la règle de la majorité. La minorité doit accepter de se soumettre aux décisions de la majorité, mais bien sûr dans le respect des idées exprimées par la minorité, notamment par le résultat des élections. Les actions menées ici et là par les “redresseurs” est une excroissance par laquelle il faut bien comprendre : elle ne travaille pas les causes. Mais que voulez-vous ? La pensée unique a laissé des séquelles indélébiles. Les problèmes organiques ou de leadership ne doivent pas paralyser la cause des droits de l’Homme. Pour ma part, je travaille comme tant d’autres à unir les rangs de toute la cause des droits de l’Homme, sans exclusion. Nous arriverons à nous réconcilier, j’en suis sûr, pour peu que chacun de nous s’engage à respecter la charte des droits de l’Homme, ses statuts, les règles démocratiques du fonctionnement d’une association et l’alternance.
Comment interprétez-vous les diverses arrestations opérées ces derniers temps, notamment celles des militants de Ghardaïa, mais aussi des généraux Benhadid et Hassan ?
Le discours officiel est en déphasage avec la réalité. On ne peut pas parler de la présomption d’innocence, de l’indépendance de la justice et de son impartialité ainsi que de procès équitable ni même leur donner des supports juridiques, nouvellement réformés, et voir sur le terrain tous ces nobles principes malmenés par ceux-là mêmes qui sont censés les appliquer et les protéger. On ne peut parler de la présomption d’innocence ou de procès équitable si les conditions d’arrestation des généraux que vous citez ou d’autres citoyens sont en violation des règles édictées par le code de procédure pénale. La présomption d’innocence et le procès équitable commencent à ce moment précis : le moment des interpellations. On doit non seulement respecter la loi à travers les dispositions du code de procédure pénale mais également la dignité des personnes quels que soient les faits reprochés. Une personne ne peut être privée de sa liberté que pour des motifs et conformément aux procédures édictées par la loi.
Les lois nationales autorisant les arrestations et la détention, ainsi que celles fixant les procédures doivent être conformes aux normes internationales. Notre pays a ratifié les conventions internationales en la matière et tout un chacun est tenu de se tenir aux engagements pris par l’État. Après, il y a lieu de faire un distinguo sur les faits qui leur sont reprochés : s’agit-il de droit commun ? Sont-ils des délinquants ou ont-ils simplement exprimé une opinion ? À mon avis, il s’agit d’opinions exprimées, comme celles du journaliste arrêté et emprisonné à El-Bayadh pour des opinions. Et franchement, ça ne mérite pas la prison et on aurait pu leur substituer au pire le contrôle judiciaire. Les avocats, d’ailleurs, ont largement rapporté les diverses entorses aux dispositions du code de procédure pénale.
Plus globalement, comment jugez-vous la situation des droits de l’Homme ?
La situation des droits de l’Homme n’est évidemment pas celles des périodes du système unique ou de la décennie noire avec ses violations massives des droits de l’Homme. On a vécu 19 ans sous l’état d’urgence, depuis février 1992 et on a vu son abrogation par décret présidentiel, mais force est de constater que sur le terrain il n’y a pas grand-chose qui a changé dans le domaine des libertés, notamment les libertés d’association, d’organisation, de réunion, de manifestation et d’exprimer librement ses opinions. On occulte la question des disparus alors que la réconciliation ne peut se faire qu’en lui apportant un traitement juste. La question n’est pas totalement réglée. Les droits sociaux et économiques ainsi que la liberté syndicale ne sont pas garantis alors qu’on assiste aujourd’hui à l’enrichissement effréné des oligarques par des moyens contestables et à un appauvrissement des pauvres. Deux Algérie, en somme : celle d’en haut et celle d’en bas. Pour les droits culturels, on est encore à réfléchir s’il faut officialiser ou non tamazight alors que c’est la langue des Algériens.
Vous évoquez les droits économiques et la liberté d’entreprendre. Comment interprétez-vous les attaques dont fait l’objet Issad Rebrab ?
La liberté d’entreprendre est la pierre angulaire des droits économiques. On ne peut ratifier des conventions internationales et ne pas leur donner un sens sur le terrain. Il faut libérer les énergies, comme je l’ai dit au début de l’entretien.
À ma connaissance, M. Rebrab est un entrepreneur qui a créé et crée encore de la richesse et des emplois, peut-être par milliers, pour des Algériens d’origines sociales diverses mais surtout pour les plus modestes. Pourquoi s’attaquer à M. Rebrab qui crée de la richesse et des emplois dans son pays alors que l’import-import fait des ravages chez nous en termes économiques, financiers et culturels ? On privilégie le gain facile et rapide au détriment du travail et du développement de notre pays. Les entrepreneurs comme M. Rebrab qui créent, qui produisent, qui créent de la richesse, des emplois et qui respectent les lois de la République sont les bienvenus en Algérie.
Nous en avons grandement besoin pour construire un appareil productif qui profite aux Algériens. On ne doit pas jeter en pâture des entrepreneurs de cette envergure et laisser notre pays en proie à des prédateurs de tout genre. La liberté d’entreprendre doit être au cœur de toute vision économique car les droits de l’Homme sont indivisibles.
Vous militez depuis plusieurs années, comme d’autres associations, pour l’abolition de la peine de mort, mais les autorités semblent hésiter face aux pesanteurs religieuses….
La question de l’abolition de la peine de mort est une question politico-juridique. Elle doit être perçue en tant que telle et non sur le terrain religieux. Notre pays n’est pas un pays théocratique. Des pays musulmans ont déjà aboli la peine de mort à l’image de Djibouti, du Sénégal et de la Turquie. C’est tout simplement des arguments de la raison qui les ont poussés à le faire. Les détracteurs de l’abolition de la peine de mort essayent de faire croire à l’opinion qu’en l’abolissant les criminels bénéficient donc de l’impunité, alors qu’il est question d’une peine plus humaine, comme lui substituer la prison à vie. Notre pays est un pays abolitionniste, de fait puisqu’il n’y a plus d’exécution depuis 1992 et c’est tant mieux.
Mais il faut arriver un jour à l’abolition pure et simple. Cela relève de la responsabilité des politiques. La peine de mort est une peine cruelle, dégradante et inhumaine et, à ce titre, on ne peut pas dire qu’une justice qui tue est une justice.
K. K.