Dans «Allouma» nous nous som-mes contentés d’examiner un seul extrait que nous pensons être assez révélateur de l’état d’esprit d’une certaine classe intellectuelle française, en mal d’exotisme, de passage en Algérie: «Je choisis en arrivant, pour mon service particulier, un grand garçon celui que vous venez de voir, Mohamed ben Lam’har (notez le calembour avec lahmar), qui me fut bientôt extrêmement dévoué. Comme il ne voulait pas coucher dans une maison, dont il n’avait pas l’habitude il dressa sa tente à quelques pas de la porte.»
Le cliché de l’indigène prend forme dans l’opposition «maison/tente». Le narrateur de manière implicite fait remarquer, que sous couvert d’habitudes ancestrales, le peu d’entrain de Mohamed à coucher dans une maison de civilisés. Or, n’est-ce pas là l’image sous-entendue de l’incapacité de l’indigène de profiter des bienfaits du progrès, et de la civilisation, apporté en Algérie ?
Que leurs habitudes orientales désuètes et archaïques les maintiennent dans un statut d’infériorité ? Il nous a semble retrouvé là aussi une stabilité, celle du rattachement de l’indigène à l’Orient. Nous avons au cours de ce travail essayé de montrer d’une part, que pour ce qui concernait la littérature coloniale, le partage des idées et sentiments par une collectivité, celle des pieds noirs, a été le fruit d’un travail entrepris en amont par Louis Bertrand, ce qui avait permis d’unifier les sentiments et les idées d’une grande partie de la communauté composée d’expatriés de plusieurs nationalités d’origine italiennes, espagnole, malte, et française face à l’autochtone, à l’indigène.(face à l’indigène ils ont dressé le colon).
«L’écrivain trouve dans la culture de son époque les éléments de sa creation.il trouve dans ses tendances, ses passions, ou dans les besoins de la collectivité à laquelle il appartient, les sollicitations affectives qui inspirent ses créations», explique André Vergez dans son ‘’cours de philosophie’’, Nathan1990, p156.
Que «la création artistique est fonction d’un acquis, d’une culture antérieure», continuera t il. Ce n’est pas par haine de Camus, mais les faits sont là et ils sont têtus. Je vous livre certains extraits de la nouvelle de Camus «L’Hôte», et tentez de relever par vous-même quelle représentation il donne de nous: «L’Hôte», de Camus, l’Exil et le Royaume 1957, Théâtres, Récits, Nouvelles, Bibliothèque LA PLEIADE, Gallimard, 2005, p 1611: Nous passerons sur la symbolique de l’instituteur pour civiliser, et rappel implicite aussi du couple instituteurs mort en novembre 1954, du gendarme pour veiller au grain dune part, et de l’autre l’arabe aux mains liées, sur la dépersonnalisation par le refus d’attribuer un nom au personnage, «tous kif-kif»,pour aller directement à ce qui nous intéresse, à savoir les extraits suivant: p.1615: «il parle français ? -non, pas un mot.
On le recherchait depuis un mois, mais il le cachaient.il a tué son cousin. -il est contre nous ? -je ne crois pas. Mais on ne peut jamais savoir.
-pourquoi a-t-il tué ? -des affaires de famille, je crois. L’un devait du grain à l’autre, paraît-il. Ca n’est pas clair. Enfin, bref, il a tué son cousin d’un coup de serpe. Tu sais, comme au mouton, zic !…» Balducci fit le geste de passer une lame sur sa gorge et (…) p.1619 «il le regardait donc, essayant d’imaginer ce visage emporté de fureur.il n’y parvenait pas.il voyait seulement le regard à la fois sombre et brillant, et la bouche animale. P1620 «l’arabe se soulevait lentement sur les bras, d’un mouvement presque somnambulique .assis sur le lit, il attendit, immobile, sans tournez la tète vers Daru,comme s’il écoutait de toute son attention .Daru ne bougea pas (…).il continua d’observer le prisonnier qui; d’un mouvement huilé, posait ses pieds sur le sol, attendait encore, puis commençait à se dresser lentement, Daru allait l’interpeller quand l’arabe se mit en marche, d’une allure naturelle cette fois, mais extraordinairement silencieuse(…) Nous pouvons relever aisément l’expression de certaines images stables dans la caractérisation de l’indigène: L’arabe=couteau, (…) il a tué son cousin d’un coup de serpe. Tu sais, comme au mouton, zic !…» Balducci fit le geste de passer une lame sur sa gorge et (…) L’emploi d’ «animal»s’il est explicite ici: le regard à la fois sombre et brillant, et la bouche animale.
Il l’est par contre ici par la description des gestes du prisonnier, tel un félin: «l’arabe se soulevait lentement sur les bras,(…) il attendit, immobile,, écoutait de toute son attention .(…); d’un mouvement huilé, posait ses pieds sur le sol, attendait encore,(il ne manquait plus que ‘’les oreilles dressées’’) puis commençait à se dresser lentement,,(…) mais extraordinairement silencieuse(…)(soulignés par nous). Les mots parlent d’eux-mêmes !
Les faits sont têtus ! Et si une balle, soit qu’elle vous traverse, soit que vous l’extrayez, sa blessure cessera de couler à un moment ou à un autre, le mot, par contre, a cette particularité d’être réactivé à chaque lecture, de maintenir la plaie ouverte, ce qui est bien pire pour celui qui le relit, bien mieux pour celui qui l’a tiré et commis,.
Les mots eux aussi font mouche ! Oui il faut continuer de lire Camus, mais il faut Très Bien le lire. On devrait savoir pourtant que l’auteur écrivait des romans, des fictions romanesques, et non pas des ‘’romances’’ qui sont des chansons sentimentales.
Mais Il reste que tous les algérianistes, n’ont pas étaient unanimes à peindre cette représentation, et nous en voulant comme exemple celui d’Emmanuel Roblès, car il ne s’agit pas de faire à notre tour dans le paradigme du pied-noir, d’enfermer tout le monde dans le même sac.
Il y en a eu ceux qui s’étaient senti aussi blessés, insultés, outragés que nous par ce paradigme de l’arabe, et qui l’ont fait savoir à leur manière, ce qui leur couta emprisonnement, tortures, plasticage et même exécution, Fernand Yveton,les inspecteurs Eymart et Basset nous ne les avons pas oublié. Jean Pélégri: «Jean Pélégri, algérien de naissance et l’un des plus grands écrivains d’aujourd’hui, plus grand que Albert Camus en tout cas, reste toujours ignoré en France. Pourquoi ? Parce que, pour marquer son appartenance au territoire algérien, il l’a compissé si fort qu’il a créé à son usage une autre langue française. Et là, le public français a renâclé, n’a pas voulu de lui.»
Dira de lui Mohammed Dib, Simorgh, Albin Michel, Paris, 2003 Cet écrivain tranche (E. Roblès) avec ceux qu’on vient d’étudier, en effet il faut peut être lire «Les Hauteurs de la ville»paru en 1948, pour voir que l’arabe porte un nom: SAID, IDIR, donc un état civil, des racines;mélomane donc cultivé: «dans le silence, un phonographe chanta un refrain de Mahiéddine.»; à qui on peut demander de rendre service, chose qu’il peut accepter de rendre ou pas, donc ayant sa personnalité, il est un égal, et non plus un intrus, un animal .
Emmanuel Roblès est cet Oranais qui accompagna dans leur carrière nombre d’écrivains algériens qui lui témoignèrent admiration et reconnaissance. N’est ce pas lui qui fit ouvrir sa collection «Méditerranée» avec «la Grande Maison» de Dib ? S’il fallait baptiser une rue de chez nous c’est bien de son nom qu’il faudra le faire !
Quand à le faire pour Camus,il faudra d’abord demander leur avis à ses contemporains Frantz Fanon, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Mammeri n’écrivait il pas dans «lettre à un français»: «(religieux ou laïque, le prêtre ou l’instituteur ‘’ Bertrand et Camus étaient enseignants’’)ravage l’âme précisément alors que le colon ne s’en prend qu’au corps» ?Eux n’ont pas été dupes, car ils avaient compris ce qu’il fallait faire et comment réagir à ce niveau de la période du combat de l’affirmation de soi.
Emmanuel Roblès lui, avait déjà en 48 tenté de faire évoluer l’imaginaire pied-noir, tandis que Camus,10 après avec l’Hôte et le Premier homme continuera de maintenir cet imaginaire, de l’alimenter de l’exclusion de l’autre, le bloquant sur l’image de l’Arabe assassin, animal. On dit et nous répète sans cesse qu’il était honni des ultras, qui eux sans doute étaient la peste, mais lui c’était le choléra, c’est kif-kif. Car revenons à la nouvelle «L’HOTE» pour voir comment s’arrange l’auteur pour nous décrire d’ingrats: p.1612 «(…) et que l’administration lui laissait en réserve pour distribuer à ceux de ses élèves dont les familles avaient été victimes (non du colonialisme mais) de la sécheresse.
En réalité, le malheur les avait tous atteint puisque tous étaient pauvres. Chaque jour, Daru distribuait des rations aux petits.»On jurerait que ce Daru, c’était Jean Valjean. Et, après avoir donné à manger, libérer son prisonnier, comment les Arabes vont lui rendre cette bonté ? p.1623: «Derrière lui, sur le tableau noir, entre les méandres des fleuves français,( la carte de France)s’étalait, tracée à la craie par une main malhabile, l’inscription qu’il venait de lire: «tu as livré notre frère. Tu paieras.» Des ingrats ces arabes après tout ce que Madame la France si généreuse a fait pour eux, c’est comme çà qu’ils la remercient ? Sauf qu’ils n’ont jamais rien demandé, ils étaient peinards chez eux, n’avaient jamais eu faim, et surtout ils allaient déjà tous à l’école.
D’ailleurs la facture du blé exporté n’est pas encore réglée à ce jour n’est ce pas ? Continuons de lire cette nouvelle, passons sur le fantasme de Daru de dormir ‘’ nu ‘’ dans la même pièce, à un pas de l’Arabe, pour s’intéresser à ce passage si innocent: «Daru ne vit d’abord que ses énormes lèvres, pleines, lisses, presque négroïde; le nez cependant était droit (par rapport sans doute à celui du reste qui était crochu.). Le chèche découvrait un front buté et, sous la peau recuite .etc.» Il ne manquait que les dimensions chiffrés du crane, et la forme des oreilles pour croire lire une des archives du herr doktor Menguele.
En effet on peut convenir qu’il n’y aucune trace de poéticité dans cette description, et que donc elle devait avoir une autre fonction, celle de fournir un instantané, une photo anthropométrique, qui fixe les caractéristiques d’une race pas très pure. En effet cet Arabe a du sang noir (négroïde), romain (nez droit), taré (front buté), basané (peau recuite), et revoie encore à l’intertexte de Bertrand!On pourra même commuter Palestinien, Nègre, Juif, Viet, Chinois, Sioux ou Cheyennes avec Arabe, que le récit et son sous texte resteront toujours bien significatif.
Dans ce travail, nous avons insisté, mis en exergue seulement certaines images, souligné leur répétition dans la caractérisation de l’indigène, cadré une stabilité que nous distribuerons en constantes et en variantes: Les constantes -L’Orient chez Camus et Maupassant -L’indigène en surnombre chez Camus et Maupassant. -L’indigène égal couteau égal égorgeur chez Camus.
-L’indigène reste toujours une menace, chez Camus. -L’indigène animal et laideur affligeante chez Maupassant. Variantes: -L’indigène qui résiste à l’oeuvre civilisatrice en Algérie, chez Maupassant. Au terme de cette partie de notre travail, nous nous sommes vu presque dans l’obligation de voir bien autre chose que de simples «sentiments et d’idées partagées par une collectivité», de comprendre qu’au-delà d’une simple expression imagée de l’autre, il y avait volonté de communiquer efficacement une vision du monde, une signification, de la rendre impérissable par de constants rappels à l’ordre (l’expression phatique) afin de maintenir toujours vivace la négation, le rejet de l’autre, ici l’indigène.
Alors est ce que l’image peut être considérée comme le signifié recherché par l’écrivain puisqu’elle double le mot, dit correctement ce que ce mot peine à articuler explicitement à l’écriture ? Et que l’énigme en elle-même est peu importante, et n’a d’autre utilité que de servir de support ? La vraie raison n’était elle pas de continuer à travailler le lecteur -récepteur et sa conscience imageante? Ne pouvons nous pas dire que la communication par l’image porte un discours idéologique qui rempli tout autant, et même mieux, que le mot, trois fonctions: expressive pour la part de subjectivité et d’émotion qu’elle véhicule, une fonction conative par l’influence sur le lecteur, et phatique par le constant rappel de principes qui se devaient d’exclure l’autre ? Emmanuel Roblès, lui, avait déjà en 48 tenté de faire évoluer cet imaginaire pied-noir, par une autre image, correcte celle-là.
Sartre dans son essai: L’IMAGINATION, puf, 6°édition 2003, page87 rapporte cette citation de M.I. Meyerson: «L’image sert donc de signe (…) Elle est un complexe: le signifiant et le signifié, le sensible et l’intelligible s’y mêlent, formant un tout indissociable. (…) Ce peut être une simple illustration qui se traine en quelque sorte derrière la pensée, qui ne sert pas à son progrès. Et ce peut être aussi une activité: activité positive qui oriente, guide l’activité négative, qui retient ou arrête. (…).
C’est lorsqu’elle est souple, plastique, mobile qu’elle peut être pour la pensée d’un secours (le cas de Roblès)(…) lorsqu’au contraire elle est trop précise, trop concrète ou trop stable, (l’image de l’Arabe chez camus), lorsqu’elle dure, elle arrête la pensée ou la fait dévier.» Si elle dure ? Mohammed Dib dans «Simorgh»à la page 74 rapporte ceci: «Consacrant deux lignes à Comme un bruit d’abeilles, Epok n°16, mai 2001: «‘’L’indigène’’ a fait du chemin, se jouant de la langue française avec une telle désinvolture.» C’est sympathique qu’il se trouve toujours des Français pour me rappeler ma qualité d’indigène.» La stabilité de ce matraquage, dans la représentation de l’indigène est pour quelque chose dans cet arrêt de la pensée.
L’écrivain porte la responsabilité du travail sur l’âme, sur la pensée. Après avoir tenté d’approcher les textes à travers le concept opératoire de l’imagologie, ce qui a permis de mettre à jour le sous texte et son idéologie, et quelque part donc un premier niveau d’analyse, un moment socio-historique, un autre aspect demeure et continu d’intriguer le simple lecteur que nous essayons d’être, c’est cette attitude d’extase devant l’écriture camusienne qu’adoptent certains, comme s’ils étaient devant le massih ressuscité et qui nous pousse à essayer de trouver les raisons objectives à cela.
Nous partirons donc d’une problématique, à savoir que si Camus avait été légitimé par le centre, par rapport à une périphérie (l’Algérie coloniale et sa littérature), c’est que ses oeuvres devaient avoir répondu aux critères de légitimation, donc ce sont de grandes oeuvres littéraires. Le second niveau d’analyse devra, à travers l’étude de la transgression (condition à remplir par toute oeuvre pour qu’elle soit considérée comme appartenant à la grande littérature) dans les codes linguistiques, esthétiques, idéologiques, et montrer ainsi qu’il y eu innovation ce qui peut expliquer les raisons de cet émerveillement sans bornes pour les oeuvres de l’auteur. A suivre
Par Kaddous Mohammed Zinel Abidine