Quelle lecture faites-vous actuellement de la situation en Libye ?
H. Abidi : le régime de Kadhafi est sur le départ. Quelle que soit l’évolution immédiate de la situation en Libye, c’est une donnée avec laquelle il va falloir compter. Car il a perdu le socle sur lequel il était construit.
Ce ne sera pas facile en raison de la complexité du terrain et d’un pays où l’insurrection ne semble pas avoir le moyen de le renverser rapidement. Mais c’est une donnée sérieuse que les Occidentaux veulent accélérer pour éviter l’enlisement et que le «guide» tire profit d’une situation où les «dommages collatéraux» comme on dit peuvent retourner leurs opinions.
Kadhafi qui veut gagner du temps, table sur le pourrissement et la partition du pays. S’il parvient à rester dans son bunker de Tripoli, il peut toujours accuser l’insurrection d’être responsable du démembrement du pays.
Les Occidentaux sont présents sur le terrain libyen, ils le sont moins ou pas du tout à Bahreïn et au Yémen pour dénoncer la répression qui sévit dans ces deux pays.
Pourquoi cette politique du deux poids, deux mesures ?
Il ne faut pas être naïf. Les Occidentaux pratiquent la realpolitik. Ils agissent en fonction de leurs intérêts et la Libye n’est ni le Bahreïn ni le Yémen. Mais un pays à la frontière sud de l’Europe et dont l’imprévisibilité de son président le rend menaçant pour la sécurité et l’approvisionnement énergétique du continent.
Cela dit, le bilan des massacres en Libye est plus important et explique pourquoi les pays européens engagés militairement dans la coalition mobilisent mieux leurs opinions. Il n’y qu’à avoir le nombre d’envoyés spéciaux en Libye : il est nettement supérieur à celui des journalistes présents dans le Golfe ou dans la Péninsule arabique.
Pourquoi, cependant, observent-ils le silence sur ces pays-là ?
Il n’est pas médiatique en tout cas si l’information sur ces pays est moins importante que celle sur la Libye. Cela dit, les Occidentaux sous-traitent les guerres comme ils sous-traitent les solutions. C’est ce qui se passe au Bahreïn où les enjeux géostratégiques sont autres et sensiblement différents de ceux en vigueur en Méditerranée. L’intervention de l’Arabie saoudite et des Émirats dans ce pays sert leurs intérêts propres et ceux des Occidentaux.
Car les deux parties craignent une influence iranienne même si elle est difficilement mesurable sur le terrain. L’adversaire, pour les deux, reste avant tout l’Iran devant lequel on ne veut ouvrir aucune perspective.Les manifestations gagnent aujourd’hui la Syrie alors que la contestation politique dans l’ensemble du monde arabe semble s’installer dans la durée…
Comment cela va-t-il évoluer ?
Difficile de répondre pour l’instant mais c’est clair qu’on est en présence d’un tournant historique. C’est un fait indiscutable ! A quoi peut il aboutir ? Je pense qu’il faut faire confiance aux peuples qui ont décidé de ne plus accepter des régimes sans crédibilité et qui les oppressent.
Les mouvements observés ici et là dans la région indiquent que l’on va vers des transitions démocratiques. Celles-ci peuvent être très délicates, en particulier dans les pays où il y a eu beaucoup de dommages et de pertes humaines. Elles restent néanmoins incontournables dans un monde où l’idée démocratique progresse et gagne des espaces hier comprimés par les dictatures et les régimes fermés.
L’Algérie et le Maroc vivent au rythme des annonces de réformes. Pensez-vous crédibles ces annonces ?
Les deux pays du Maghreb ne peuvent pas rester en dehors du mouvement et faire exception dans la fermeture et l’autocratie. C’est dangereux pour leur stabilité et pour le potentiel important qu’ils recèlent. Si les décideurs dans ces pays n’acceptent pas de changer, le changement viendra d’ailleurs et avec plus de risques.
Propos receuillis par : N.Azzouz
*Directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM)