Fortune et pouvoir cohabitent parfaitement sous un système autoritaire. Le modèle Rebrab montre toutefois que leur chemin finit par diverger, au risque de provoquer de sérieux dégâts.
Le modèle Rebrab est en pleine crise de croissance. L’affaire El-Khabar, que le milliardaire algérien a acheté et dont le ministère de la communication veut bloquer l’acquisition, constitue un moment important, qui va déterminer l’avenir du premier groupe privé algérien en poussant son propriétaire à des choix décisifs.
L’issue sera tout aussi déterminante pour le système politique algérien qui se retrouve dans une situation inédite: à l’issue d’un long compagnonnage, le pouvoir et Issad Rebrab sont tous les deux contraints de définir des stratégies nécessaires pour leur survie à tous les deux, mais leurs choix peuvent ne pas converger cette fois-ci.
Dans tous les anciens régimes autoritaires, à économie centralisée, les nouvelles fortunes se constituent forcément dans la proximité immédiate du pouvoir. Il est impossible à un investisseur classique de bâtir un empire sans des introductions et des facilités au sein même du pouvoir, voire des complicités et des alliances qui permettent d’ouvrir les portes nécessaires au décollage.
Pour les investisseurs de cette période clé, celle de l’ouverture qui succède à la glaciation, cela constitue un préalable indispensable pour se lancer. L’exemple le plus caricatural en a été offert par la Russie, ou les fameux oligarques ont poussé dans la périphérie immédiate du pouvoir de l’ancien président Boris Eltsine.
Choix difficiles
Quand ces nouveaux patrons atteignent une certaine envergure, ils sont contraints à des choix douloureux, parfois dangereux. La bureaucratie, qui leur accordait les privilèges nécessaires au décollage, devient progressivement un boulet qui empêche leur développement.
Le pouvoir dont ils étaient proches commence à les regarder avec méfiance. Il voit en eux une puissance économique potentielle capable de se transformer en force politique qui pourrait le contester.
L’expansion de ces nouveaux parons à l’international constitue une motivation supplémentaire les poussant à prendre leurs distances avec le pouvoir en place, voir à le contester. Mais dans le même temps, rester dans la proximité du pouvoir leur permet de poursuivre leur expansion, à condition de rester sur le terrain économique.
Modèles divergents
Selon ce qu’a révélé l’expérience russe et celle de nombreux autres anciens pays de sa périphérie, les nouveaux oligarques s’organisent de trois manières différentes.
La plus simple est de continuer à fusionner avec le pouvoir, à le servir et à s’en servir, en restant totalement dans l’obéissance. C’est un schéma qui peut les amener à constituer un redoutable prolongement du pouvoir. La Russie de Poutine en a offert de nombreux exemples, qui vivent dans un monde interlope, tout de gris. Beaucoup de ces oligarques viennent même de l’armée ou des services de sécurité. Dans de nombreux pays, ils sont si imbriqués au pouvoir qu’il est difficile de faire la distinction. Derrière le bling-bling et les frasques, ils agissent comme un outil du pouvoir, dont ils prennent en charge la part la moins avouable de ses activités.
Le second modèle est celui qu’ont tenté certains oligarques russes, brutalement matés par Vladimir Poutine. Après avoir prospéré dans un climat de déliquescence institutionnelle, ils ont tenté de s’impliquer en force dans la vie politique. Surestimant leur puissance, ils adoptent une attitude qui ressemble fort à une volonté de prendre le pouvoir, parfois encouragés en sous-main par des pays occidentaux qui tentent de les pousser à accélérer la transformation du pays. Certains, comme Mikhail Khodorkovsky, se présentent même aux élections présidentielles.
Ils se méprennent alors sur la capacité et la volonté de la bureaucratie locale et de l’appareil militaro-policier de garder les commandes du pays. Ils le paient lourdement, particulièrement quand ils commencent à acquérir une certaine réputation à l’extérieur. Pour des régimes verrouillés, susceptibles sur les relations avec l’extérieur, cela devient même périlleux.
Evolution en douceur
La troisième tendance est celle d’une transformation progressive. Ces nouveaux fortunés tentent de prendre leurs distances envers le pouvoir, en acceptant de perdre l’essentiel de leurs privilèges. Ils y perdent sur le plan comptable, mais ils gagnent en indépendance. Ils peuvent réussir à imposer un nouveau modèle de gestion de leurs entreprises. Mais ils ne franchissent jamais une ligne rouge qu’ils connaissent bien : s’opposer frontalement au pouvoir.
Ils savent que ce serait leur fin. Ils attendent que le pays évolue, en espérant que le régime change, ou qu’une succession moins pesante instaure des règles plus favorables au monde des affaires. C’est l’exemple le plus abouti, le plus répandu, mais le moins connu, car ce type de manager agit dans la discrétion, sans jamais défier la chronique.
Cette évolution est facilitée quand le pouvoir en place s’engage dans une véritable transformation. Les détenteurs de nouvelles fortunes peuvent contribuer à cette mutation, en jouant le jeu de la démocratisation. Ils y gagnent en respectabilité, et réussissent souvent à devenir un partenaire important de la nouvelle donne politique.
Nouvelle stratégie
Issaad Rebrab, lui, se trouve aujourd’hui à un virage décisif. Jusque-là, il s’est contenté de nager dans le sens du courant, sans trop se poser de questions. Mais avec un chiffre d’affaire de trois milliards de dollars, il a atteint une dimension qui l’oblige à définir une nouvelle stratégie.
Continuer à vivre dans l’ombre du pouvoir, le met à l’étroit. D’autant plus que le personnel politique avec lequel il a travaillé a changé, qu’il y a de nouveaux concurrents, et que sa capacité financière commence à devenir une force de frappe redoutable qui peut être perçue comme une menace.
Le patron de Cevital sait qu’il ne peut pas défier le pouvoir. L’attitude qu’il a adoptée dans l’affaire El-Khabar ne fait guère illusion. Lui-même a d’ailleurs fixé la limite de la confrontation : ses problèmes ne viennent ni du président Abdelaziz Bouteflika, ni de son frère Saïd, a-t-il dit.
M. Rebrab sait également qu’il ne peut aller loin sans la bienveillance, ou au moins la neutralité du pouvoir. Il a affiché sa volonté de lancer un immense projet de 30 à 40 milliards de dollars dans la région de Cap Djinet. Sans le soutien de l’administration et des banques publiques, et sans les facilités traditionnelles accordées par l’administration, ce projet ne verra jamais le jour.
Pour contourner les difficultés du moment, il peut mettre en veilleuse ce type de projet, réorganiser son propre système économique pour le rendre moins dépendant du pouvoir à moyen terme.
Cela demande du temps, et c’est ce qui manque à M. Rebrab, qui est, en plus, confronté à un autre impératif : il sait qu’il doit bientôt passer la main à d’autres, et il sait surtout qu’il doit absolument éviter de léguer un empire en pleine tourmente. Une motivation supplémentaire pour le pousser à prendre des décisions qui lui permettraient de dépasser sans trop de dégâts cette crise de croissance.