De toutes les poésies du grand barde et non moins érudit qu’est Si Thami Medaghri (décédé en 1856), celle relative à l’histoire amoureuse d’un esclave noir appelé Gnaoui demeure l’œuvre la plus rocambolesque qui soit, d’autant qu’elle décrit une aventure embrasée entre un asservi et une fille de la haute société, nommée Zahoua. Et dès l’entame de la qacida, qui porte à juste titre le nom de Gnaoui, notre poète qui se met dans la peau de l’épris va demander à ceux qui l’écoutent d’être compatissants à son égard et de ne pas le condamner avant de connaître son histoire.
«Ô toi qui me blâme, connais-tu mes épreuves ? Mon cœur est étrillé par les joues de celle que j’aime, Mouleiti Zahoua.» Sauf que notre Gnaoui, par un jour des plus accablants, fut désagréablement surpris par le départ non annoncé de sa bien-aimée. Sa famille a, en effet, mis les bouts à la lueur de l’étoile le laissant dans un triste état, le poussant à s’écrier : «Combien affligeant est le jour où elle m’a quitté, elle m’a laissé en pleurs sous ma tente et mon esprit totalement consumé. Il est à plaindre celui délaissé par ses gens après une longue compagnie.»
Après ses gémissements qui déchirent les cœurs même les plus implacables, notre Gnaoui va, dans une douloureuse remémoration, vanter à qui veut l’entendre la joliesse de sa dulcinée.
Ne pouvant résister à sa séparation, il va à sa recherche. Perdu dans le néant imposé par la désunion, il s’aidera des sons des chaînes en or et autres anneaux que portent les femmes pour retrouver leur sillage. «Lewla ma hess enouaqess entih ma’â essahwa», s’ésclamera-t-il.
Pour s’orienter, le Gnaoui va guetter le moindre bruit. Manque de chance, il tomba nez à nez sur une autre famille que celle de sa bien-aimée qui va le réduire en esclavage et lui ordonner, non sans sévérité, de ramoner les cendres, de ramasser les branchages, de ramener l’eau de la source, de paître les brebis, de traire les chamelles et de porter les chérubins dans ses bras lorsqu’ils pleurent. Le voyant à l’œuvre, cette famille sera émerveillée par la qualité de sa besogne. Elle décide du coup de le garder pour elle. Toutefois, sa belle qui a eu vent du retour de Gnaoui demanda à le récupérer. La famille l’ayant retrouvé la première s’opposa et exigea de le concéder aux surenchères et récita ces vers : «Cet esclave nul autre n’égale son labeur, accordons-lui la faveur d’écourter son malheur.»
Refusant que son Gnaoui soit sacrifié, Zahoua ou la fille de la haute société, puisque c’est par ce nom qu’elle était connue, proposa que l’on passe au tirage au sort et départir son avenir par le jeu du hasard comme ce fut le cas pour le prophète Jonas. Ainsi, l’on fit venir des chiromanciennes et autres magiciennes pour tirer les présages. Mais notre Gnaoui, lors des jets des bâtonnets, en fut berné par un tour de magie et cru qu’il était réellement voué à être rattaché à jamais à ses nouveaux maîtres. Il pensa dès lors à conjurer le sort. Dans une naïveté des plus déconcertantes, il s’adonna à un enfumage pour amadouer les esprits. «Djab bkhour enned ouel qmari, djab el djaoui», dira Thami El Medaghri au sujet de Gnaoui. Il fit venir encens, bâtons d’acacias et benjoin qu’il brûla. Les esprits se manifestèrent et l’enjoignirent de sacrifier une bête s’il veut être sauvé de son malheur. Aux fins de parfaire sa conjuration, il fit appel à un adroit devin capable de décrypter les codes enfouis dans les ténèbres et lire sur les omoplates pour ce qu’il en est de son sort. «Eychouf fel ktef kif qalou fih oue n’haou», avertit notre poète. Une autre armada de sorciers, tous aguerris et émérites savants en la matière, coururent à son secours et lui délivrèrent talismans et signes magiques dont les effets furent immédiats.
Du coup, sa bien-aimée apparaît tout en sourire et dégageant un suave parfum qu’il huma de toute sa poitrine. Rien qu’en le respirant, sa souffrance disparut. Gnaoui va enfin recouvrer son espoir, celui d’appartenir à la famille de Zahoua. Elle s’écria à qui voulait l’entendre que «Hadha el ‘âbd enta’â oualdi memlouk hrari», cet esclave est la propriété de son père et que pour cela elle possède des témoins qu’aucun corrupteur ne peut fléchir car ses témoins sont ses cheveux, ses sourcils, ses joues, son front… En somme, tout un corps que la sveltesse ne peut mentir.
Une plaidoirie que le juge accepta sans coup férir et rejeta celui des plaignants, arguant que leurs preuves étaient vides en teneur. «Thebet rsoum el bahia oua sqat rsoum men d’âw», renseigna le poète sur une audience au terme de laquelle justice fut rendue. Dès cet instant, il ne resta à Gnaoui que de savourer sa victoire et vivre le restant de sa vie dans les délices d’une retrouvaille qui, non sans contentement, va lui procurer joie et merveille, celle-là même qui fut joliment agrémentée par les mirifiques sons des luths et autres instruments pareils. Dans sa séance de délectation, Gnaoui prend à témoin toute l’assistance pour leur signifier qu’il est l’heureux esclave de Zahoua, la chandelle de ses yeux. «Ana ghlam ouelfi mesbah thmadi.»
M. Belarbi.