Le jour où le Caire a brûlé de colère

Le jour où le Caire a brûlé de colère

Le Caire brûle-t-il ? La capitale égyptienne semblait comme engloutie, vendredi 28 janvier, sous d’épais nuages de fumée noire. Une foule d’Egyptiens galvanisés par la colère a pris d’assaut tous les symboles du régime pour y mettre le feu.

Adossé au Musée national, le quartier général du Parti national démocrate (PND) du président Hosni Moubarak est en flammes, ainsi que des casernes de la police. Des blindés des forces de sécurité, confisqués par les manifestants, se consument avant, parfois, d’exploser dans un bruit assourdissant. Derrière les traînées blanches de gaz lacrymogène, des incendies se propagent, enflamment des panneaux publicitaires, des palmiers, des ordures qui jonchent les trottoirs.

Plusieurs heures après le début du couvre-feu, décrété à 18 h dans l’ensemble du pays, la situation paraît hors de contrôle. Des milliers de protestataires sont encore dans la rue. Du jamais-vu de mémoire d’Egyptien : 60 % d’entre eux, âgés de 30 ans ou moins, ont vécu toute leur vie sous le régime du président Hosni Moubarak. L’arrivée des blindés dans le centre-ville n’a pas fait reculer ces jeunes, que plus rien ne semble pouvoir effrayer. C’est à peine si les militaires ont réussi à sécuriser les bâtiments du Musée national, pour bloquer d’éventuelles tentatives de pillage et, plus tard, les ambassades américaine et britannique. La grande mobilisation populaire contre le régime égyptien avait pourtant commencé dans le calme. De longs cortèges de plusieurs milliers de personnes avaient pris comme point de départ les mosquées de la capitale. Ils ont commencé leur marche après la grande prière hebdomadaire, à la mi-journée.

On a beaucoup crié et beaucoup pleuré, vendredi, dans les rues du Caire. Les forces de l’ordre, déployées en masse, sont intervenues presque immédiatement à coups de lance à eau et de bombes lacrymogènes lancées dans la foule. Certains s’évanouissent, vomissent leurs tripes sur les trottoirs. D’autres s’effondrent sous les tirs de balles en caoutchouc. Les entrées d’immeubles sont dévastées, des blessés y ont été allongés à même le sol. Des petits groupes s’entassent dans l’obscurité, reprenant leur souffle, les yeux rougis, les visages parfois en sang. Ceux qui n’ont pas osé sortir de chez eux leur apportent des oignons et du vinaigre – remèdes de fortune contre les effets du gaz.

Les hôtels, y compris les plus chics, ont fini par ouvrir leurs portes. Dans les halls, transformés en base arrière, des touristes ahuris et affolés, cherchant par tous les moyens à partir, font connaissance avec une foule égarée. Une Egypte que certains ne soupçonnaient pas. Une Egypte qui choisit ses mots, en anglais ou en français, pour leur dire : « Voyez-vous nos souffrances ? Quand allez-vous vous décider à nous aider ? » Empêcher à tout prix que ces cortèges partis d’un peu partout ne parviennent à établir une jonction, telle était la stratégie du gouvernement. Dans ce but, Internet a été coupé, puis les réseaux de téléphonie mobile ainsi qu’une partie des lignes téléphoniques terrestres. L’Egypte s’est retrouvé presque isolée du reste du monde. Dans la soirée, la compagnie aérienne Egypt Air a annoncé qu’elle suspendait l’ensemble de ses vols pour au moins douze heures.

Pendant les premières heures de contestation, la stratégie a semblé fonctionner. Privé de tous les moyens de communication, les cortèges sont longtemps restés isolés les uns des autres, parfois pris au piège entre les cordons policiers. Sous la pression populaire, ces cordons ont cédé les uns après les autres, à l’issue de violentes confrontations. Le grand échangeur routier du 6-Octobre, en plein centre-ville, a été transformé en terrain d’affrontement tactique. Le chantier du futur palace Ritz-Carlton, situé non loin de là, sert de réserve de pierres et de blocs de ciment qui sont balancés sur les camions blindés. Puis c’est une pluie de chaises en plastique, de boîtes de conserve, de tout ce que les manifestants ont trouvé, qui s’abat sur les policiers. A leur tour, encerclés par une foule de plus en plus enragée, beaucoup de policiers sont battus et désarmés. « Le régime a disparu ! », s’époumone un jeune en brandissant des trophées : un bouclier et une matraque de la police. « Regardez !, hurle-t-il. Elle est où, cette autorité ? Où est-il, ce régime qui ne nous répond pas, qui ne nous écoute pas, qui n’ose même plus nous regarder en face ? Le peuple égyptien lave son honneur aujourd’hui.

 » La foule, livrée à elle-même, court dans le plus grand désordre. Partout, le chaos et la violence. « Où est l’armée ? Nous voulons l’armée avec nous ! » C’est l’autre grand slogan répété tel un mantra durant toute la journée. Au sein des mouvements d’opposition, voilà plusieurs semaines déjà qu’il se murmure qu’un « nouveau coup d’État militaire est la seule solution en l’absence de leader de la révolte ». Il est 20 h dans les rues de la capitale : il ne reste plus un policier en vue. Des chars ont fait leur apparition, déclenchant d’abord des hourras, puis redoublant la colère quand il s’avère que c’est la Garde républicaine, l’unité de l’armée la plus proche du président Moubarak, qui a été envoyée. Vers minuit, le président égyptien s’est adressé à la nation. « J’ai exigé la démission du gouvernement, a-t-il déclaré, les traits tirés mais le ton ferme. Demain, je formerai un nouveau gouvernement qui sera chargé de régler cette situation. »