Beaucoup parmi les journalistes de ma génération lui sont redevables de leur avoir appris à bien pratiquer le métier de…journaliste.
Il est parti, tout doucement, sur la pointe des pieds. Sans bruit. Sans faire ses adieux, ravi par la mort, cette sinistre compagne qui aime tant nous surprendre à l’heure du laitier ou à la tombée de la nuit pour nous arracher tous ces êtres qui nous sont chers. A lui seul, «Jeb» était une légende du journalisme français dans ses beaux jours au cours des années cinquante comme du journalisme algérien post-indépendance. Hocine s’est fait de lui-même acteur de ses beaux et de ses mauvais jours. A 82 ans, il vient de tirer sa révérence en finissant de s’éteindre comme le fait une bougie consumée jusqu’à sa dernière goutte de suif.
Une légende
Pour ceux qui l’avaient connu, ici ou là-bas, il était une vraie légende du journalisme dans les années où Pierre Lazarref, Hubert Beuve-Méry et les autres comme Jean-Jacques Servan -Schreiber de L’Express ou Jean Daniel du Nouvel Observateur présidaient aux destinées de grands titres qui avaient vu naître le nouvel âge de la presse française de l’après-guerre. Ceux qui l’ont côtoyé ne manquent pas de relever le fait qu’il était de leur trempe.
Oui, «Jeb» avait de qui tenir, de cette grande race de journalistes à l’instar d’un autre de ses confrères, Abdelkader Safir, de l’AFP. Tous les deux que leur commun destin d’indigènes avait réunis durant la période de la colonisation, n’avaient pas volé leur réputation. Beaucoup parmi les journalistes de ma génération lui sont redevables de leur avoir appris à bien pratiquer le métier de…journaliste.
Je l’ai vu pour la première fois dans les couloirs de la rédaction d’El Moudjahid en 1969 sous l’ère de Nourredine Naït Mazi. Elégamment vêtu à la dernière mode de Paris où il était le correspondant du journal, Hocine Djebrane laissait traîner dans ce premier étage du 20 rue de la Liberté, les effluves des meilleurs parfumeurs de Paris et il n’était guère besoin d’avoir du nez pour deviner que c’était YSL ou du Dior. En un mot, il embaumait le journal El Moudjahid, l’organe de la Révolution, d’un courant d’air olfactif comme personne ne savait le faire avant lui. Il était bien sapé et en plus, disait-on, il sentait bon!
Son histoire? Natif d’El Biar, ses parents étaient originaires des Béni Ouartilane. A l’âge adulte, il embrassa -goulûment – une carrière dans le journalisme qui le mènera à devenir un grand reporter dans le gotha de ces aventuriers qui ne finissaient pas de courir le monde. Ainsi, à RTL (Radio Télé Luxembourg), il finit Rédacteur en chef-adjoint. Il est vite désigné pour faire les allers et retours Paris-Tunis et tenir informés les auditeurs de cette station fort prisée, des développements de la guerre d’Algérie. Avec M’hamed Yazid, alors ministre de l’Information du GPRA, il sera servi sur un plateau d’argent en termes d’exclusivités.
Sa voix résonne encore aux oreilles des «anciens» de Tunis qui l’écoutaient avec attention avant qu’il conclue ses envois par la fameuse signature «c’était Hocine Djebrane qui vous parlait de Tunis…».
Pour RTL, la couverture de la guerre d’Algérie, c’était lui. Grâce à son réseau de relations, ses papiers faisaient l’événement. Ils étaient aux premières loges de l’actualité. D’Alger, depuis l’hôtel Albert 1er, point de rendez-vous des envoyés spéciaux de la presse française et anglo-saxonne, «Jeb» était très recherché par ses confrères «pour ses bons tuyaux». L’indépendance proclamée, il décida de choisir son pays. Il quitte RTL, Paris et ses charmes, pour choisir de se mettre au service du journalisme algérien. Il est désigné patron de l’information de l’APS.
«Mon rêve était d’en faire la meilleure agence du monde arabe et de l’Afrique» me confiait-il. Mais, il avait compté sans les charognards qui guignaient déjà vers le poste qu’il occupait. Il sera victime d’une cabale montée par des gens de la pire engeance qui soit. Cette blessure, pour lui, ne se refermera jamais. Il l’emportera jusque dans sa tombe.
Un formateur
Mohamed Seddik Benyahia, ministre de l’Information et de la Culture sous Boumediene, le nommera conseiller et lui confiera d’importantes missions. Il enseignera aussi à l’Ecole de journalisme, de la rue Cartier à Alger. A El Moudjahid, en tant que Rédacteur en chef, il fut un formateur exemplaire. Beaucoup de grandes plumes d’aujourd’hui gardent encore de lui le souvenir d’un homme humble et surtout, remarque-t-on, «il n’ a pas son pareil pour créer une ambiance inégalable dans une rédaction frisant la déprime». Dans un groupe, sa capacité d’attraction était extraordinaire.
Il avait travaillé aussi au quotidien Liberté de 1992 à 1994. En tant que directeur de publication, je puis affirmer aujourd’hui que Hocine a été le maître d’oeuvre de ce quotidien qui, à l’époque, avait atteint un tirage record de 300.000 exemplaires/jour. Tous deux, nous avions décidé de «révolutionner» la presse algérienne dans la présentation du journal pour adopter un style anglo-saxon. Une belle maquette aérée, avec une police de caractères qui n’avait rien à envier aux tabloïdes londoniens, une titraille accrocheuse, avec des articles presque tous passés sous le scanner du bon rewriter qu’il était.
L’innovation dans ce changement résidait aussi dans la présentation en «horizontal» des papiers, marquée du sceau du style incisif, ramassé alors que tous nos confrères étaient encore à présenter des pavés grisâtres à la verticale qui finissaient de décourager jusqu’aux plus téméraires des lecteurs algériens. C’était un maître, un vrai, du journalisme.
Je l’ai revu souvent à Paris en présence d’amis comme le journaliste Ahmed Halli. Depuis plus de deux ans, sa santé avait commencé à décliner. Erudit, il s’intéressait à tout. Durant nos dernières rencontres, nos échanges portaient sur l’Islam. Il le pratiquait assidûment. Cela l’avait aidé à calmer les braises de l’injustice que lui avaient fait subir les hommes et qui continuaient, sans qu’il le dise, de le brûler encore.
De son vivant, Hocine Djebrane a connu les honneurs de grand journaliste à RTL. Rare privilège accordé à un Arabe. Il restera aussi, malgré ce court laps de temps, un créateur de génie, à mes côtés, lors de notre aventure commune – et c’en fut une – au quotidien Liberté. Une citation de l’écrivain Yasmina Khadra résume à merveille la vie de Hocine Djebrane: «Pour un homme, la vie sans gloire n’est qu’une insolente agonie.».