Autrefois, il était cultivé en abondance. Jadis, le figuier, de par son feuillage vert abondant, couvrait tous les champs de Kabylie.
Naguère, la figue, ce fruit saisonnier, riche en calories, remplissait toutes les maisons algériennes.
Les Kabyles aimaient le consommer sur place perchés sur les branches du figuier.
Il y avait de toutes les variétés. Tellement abondantes que les paysans les séchaient pour les conserver pour les rudes hivers.
Tous les vieux de chez nous se rappellent avoir planté des figuiers. C’était presque un devoir d’en planter. C’était la meilleure manière de sentir cette relation intime entre l’homme et le figuier.
C’était un arbre, comme l’olivier, chargé de la symbolique culturelle. Le figuier était mythique et sacré chez les Kabyles.
Mais, hélas, aujourd’hui, il disparaît. On ne le plante plus. On le coupe. On le brûle. On le laisse mourir, pour en faire du tabac à chiquer. Les Kabyles ont chiqué leur arbre symbole.
Tellement fragile, qu’il n’a pu résister que quelques décennies. Il a été malmené, maltraité et on l’a laissé mourir dans l’indifférence.
Le lien entre le figuier et le tabac à chiquer ne semble pas évident. Toutefois, sur le terrain, il est facile de voir comment cette industrie traditionnelle a causé un véritable désastre à cet arbre.
La fabrication manuelle de cette substance chimique à priser était pratiquée depuis longtemps, mais, elle n’a jamais été aussi nuisible pour le figuier.
Ce n’est qu’à l’apparition de la commercialisation à grande échelle et en grandes quantités du tabac à chiquer, que l’arbre est menacé de disparition. Cette industrie traditionnelle, d’autre part, a aussi nui aux sociétés de tabac qui exercent dans la légalité.
Quand l’arbre devient une matière première
Pour voir de plus près l’ampleur du désastre, il suffit de faire un petit tour dans les jardins publics, voire sur les trottoirs.
Une virée dans la ville de Tizi Ouzou renseigne sur l’énorme commerce illégal qui se pratique à ciel ouvert au vu et au su des services de contrôle et de la répression des fraudes.
Nous avons cherché à comprendre la manière avec laquelle est fabriqué le tabac à chiquer vendu dans des pochette en nylon. «Le tabac à chiquer, j’ai appris à le fabriquer par mon grand-père», nous raconte Ammi Moh, un vieux vendeur de cette substance dans les jardins de Tizi Ouzou.
C’est une pratique ancienne mais par le passé, les Kabyles n’en faisaient guère un produit commercial. Ils le faisaient pour leurs besoins personnels. «Je coupais les figuiers morts. Je les brûlais et je récupérais les cendres» dit son voisin assis devant sa boutique de fortune.
En même temps, les feuilles vertes de tabac achetées sont laissées au soleil pour sécher également. Une fois les feuilles moulues, cette poudre est mélangée à la cendre du figuier.
La matière obtenue est délicatement arrosée d’eau pour obtenir, enfin, un tabac à chiquer de même qualité que celui fabriqué industriellement. Mieux, il est beaucoup moins cher.
Cependant, certains chiqueurs que nous avons interrogés révèlent des pratiques encore plus dangereuses. «Ces gens-là sont prêts à mettre dedans n’importe quoi», dit Abderrahmane, la trentaine.
«Il n’y a pas longtemps, j’ai acheté du tabac à chiquer qui a l’odeur de déchets de boucherie», continuait-il. Mais qu’est-ce cela peut être.
Le secret nous sera révélé par un autre vendeur, dans un village, «Il y a des fabricants qui, faute de figuiers à brûler, n’hésitent pas à mélanger le tabac aux excréments d’animaux qu’ils ramassent chez les bouchers. Une fois la bête tuée, ses tripes sont vidées et les rejets récupérés et séchés», nous confie-t-il.
Un commerce très lucratif
Ce n’est donc plus comme avant. Les Kabyles ne brûlaient, autrefois, que les figuiers morts. On le coupait seulement pour permettre aux jeunes bourgeons de pousser.
Ensuite, ils s’en servaient pour fabriquer du tabac à chiquer qu’ils ne destinaient pas à la vente.
Aujourd’hui, le chiffre d’affaires du commerce parallèle du tabac dépasserait de loin celui réalisé par les sociétés nationales et étrangères.
Le prix élevé du produit de ces dernières est en partie la cause de la progression effrayante de commerce illégal qui échappe à tout contrôle.
Son étendue ne s’explique, cependant pas par la consommation individuelle. A présent, il existe un grand nombre de grossistes qui travaillent dans la clandestinité. Ils ramassent des millions de dinars qui échappent au fisc.
La réussite de ce créneau a engendré ainsi une augmentation des quantités fabriquées. Un fait qui a eu par conséquent, des retombées néfastes sur le figuier.
Plus on vendait, plus il fallait en brûler et incinérer. Aujourd’hui, le constat est accablant.
Le figuier, cet arbre de nature délicate, est en danger de disparition. «Je connais des fabricants de tabac à chiquer qui ont construit des villas et ont acheté des voitures de luxe», révélait un autre vendeur dans un jardin au centre-ville de Tizi Ouzou.
Devant ce phénomène qui prend une ampleur menaçante, les autorités concernées restent indifférentes. Les sociétés de tabac, de leur côté, ne semblent pas être concernées. Pourtant, en chiffrant le commerce parallèle du tabac, il s’avère que ces dernières perdent des milliards chaque année.
Des retombées sanitaires incontrôlables
Les campagnes de lutte contre le tabagisme battent leur plein dans notre pays. Les non-consommateur de tabac dénoncent les retombées sanitaires sur les consommateurs actifs et passifs. Mais, en fait, il convient de s’interroger: le nombre de fumeurs étant plus ou moins cerné, qui peut avancer le nombre de chiqueurs ?
La vérité est que même ces campagnes de lutte, nous les calquons à partir des autres pays qui ne souffrent pas beaucoup de la consommation du tabac à chiquer. Il est vrai qu’il existe des accros de ce tabac même dans les pays européens, américains et asiatiques, mais les proportions sont effrayantes dans notre pays.
Des chiffres approximatifs montrent que plus de 70% de la population chiquent. C’est plus efficace et c’est moins cher que la cigarette. «Je vois partout des panneaux d’interdiction de fumer mais, nulle part des panneaux où il est interdit de chiquer», dit Hamid un consommateur accro de tabac dans les lieux publics.
Pour revenir au figuier, la réalité du terrain impose un appel au secours pour sauver cet arbre emblématique. Dans le pourtour méditerranéen des pays comme l’Italie, la France, l’Espagne, la Tunisie et le Maroc, le figuier est exploité comme un fruit du terroir.
Il est cultivé à grande échelle et il est soutenu par l’industrie du tourisme. Chez nous, nous avons mangé les figues et brûlé l’arbre qui les donne. Triste réalité !