Le chef entre clairvoyance et connaissance des hommes

Le chef entre clairvoyance et connaissance des hommes

La compétence n’est pas le fondement exclusif de l’autorité du chef. Toutefois, le chef doit sans cesse se cultiver pour être en mesure de mieux servir. Son autorité morale grandira dans la mesure où il donnera des preuves de sa valeur.

Cette compétence du chef n’est pas de la même nature que celle de ses subordonnés. Elle consiste essentiellement dans la précision des idées générales qui lui permettent d’avoir des vues d’ensemble et une connaissance suffisante des différentes branches d’activité de sa partie pour que ses directives puissent passer dans les faits. Plus un homme est un exécutant, plus il doit montrer de capacités techniques; plus un homme a de responsabilités, plus il doit acquérir de vues générales et s’évader du détail.

La compétence spécifique du chef est une compétence de gouvernement, qui consiste à prévoir, organiser, commander, contrôler, en vue de la tâche ou de la mission à remplir; compétence qui permet d’apprécier les valeurs relatives et de peser les opportunités; compétence psychologique que donne la pratique du maniement des hommes.

La compétence professionnelle n’est pas seulement une condition de prestige, c’est une question d’honnêteté. La plus grande immoralité. On ne peut demander au chef d’avoir toutes les compétences. On ne trouverait pas de chef. Le chef a le domaine des idées générales. C’est là son domaine propre. S’il a en outre quelque talent particulier, tant mieux, et peut-être tant pis. Peut-être tant pis parce que s’il a la faiblesse de céder à ses succès, il se diminuera et ne sera plus qu’un spécialiste. Le chef fait donner ses spécialistes au moment où il a reconnu qu’ils seraient efficaces, et dans les limites qu’il a fixées. Lui s’efforce de «dominer la situation» en orientant et en coordonnant les efforts.

La culture ne consiste pas à tout savoir, ni à savoir un peu de tout, mais à dominer les choses, pour les saisir d’un point de vue supérieur. On ne peut demander à un chef d’être compétent sur tout, mais il doit avoir de sa partie une compétence indiscutée et indiscutable, sinon pour faire, du moins pour juger, apprécier et décider en connaissance de cause. Celui qui n’est que militaire n’est qu’un mauvais militaire, celui qui n’est que professeur n’est qu’un mauvais professeur, celui qui n’est qu’un industriel n’est qu’un mauvais industriel.

L’homme complet, celui qui veut remplir sa pleine destinée et être digne de mener des hommes, être un chef en un mot, celui-là doit avoir ses lanternes ouvertes sur tout ce qui fait l’honneur de l’humanité. En plus de la compétence technique requise, la compétence propre au chef est celle qui consiste dans l’art de créer l’unité, en sachant ordonner et coordonner les efforts de chacun en vue de l’œuvre commune.

La victoire ne se contente pas des vertus de la dernière heure. La réalité du champ de bataille est qu’on n’y étudie pas; simplement on fait ce que l’on peut pour appliquer ce qu’on sait. Dès lors, pour y pouvoir un peu, il faut savoir beaucoup et bien.

Esprit de prévoyance

Prévoir et préparer l’avenir est essentiellement le rôle du chef. L’avenir n’est ni entièrement vide, ni entièrement déterminé. C’est sur ce terrain du possible que le chef doit imaginer et, par avance, construire.

La réussite ou l’insuccès dépendent beaucoup du regard du chef jeté sur l’avenir. Un chef ne peut travailler «à la petite semaine». Il doit prévoir à plus ou moins longue échéance les conséquences de ses décisions, les oppositions ou difficultés qu’il peut rencontrer, et la parade qu’il devra monter dans les différentes hypothèses.

C’est l’habitude de prévoir et de vivre dans l’avenir qui permet la rapidité de calcul et la promptitude de décision. On parait toujours prêt, c’est qu’avant d’entreprendre, on a longtemps médité. On vit deux ans à l’avance, et on a prévu ce qui pouvait arriver. C’est à force de prévoir et de préparer qu’on se rend capable d’improvisation quand les circonstances l’exigent. Au contraire, si, d’une façon délibérée, l’on s’en remet paresseusement à l’inspiration du moment, on court à l’insuccès.

Un chef qui n’est pas constamment en éveil, en prévoyance des difficultés, en intuition des événements; qui ne projette pas sa volonté dans le mystérieux avenir, pour y situer par avance les jalons de sa marche: initiatives, créations, campagnes, propagande…; qui ne sait pas, soucieux du réel, sans étouffer l’imagination, bâtir un plan, établir un programme, combiner des horaires, s’assurer des positions de repli ou des lignes de secours, n’est qu’un «chargé d’affaires» inerte, hésitant, routinier, qui ne dominant pas la vie sera dominé et vaincu par elle. Les imprévus ne sont jamais tout à fait inopinés. Il y a presque toujours des signes avant coureurs qui les annoncent. Seul peut les percevoir celui qui garde le contact avec les réalités, sans laisser disperser son attention. Plus l’image que le chef se formera de l’avenir sera précise, plus cette image aura de chances de devenir la réalité. Vouloir, ce n’est pas seulement dire ce qu’on veut, c’est se représenter avec force comment on agira. Penser à demain, voici notre rôle. C’est hier que nous aurions dû préparer aujourd’hui.

Connaissance des hommes

L’art de conduire des hommes est difficile. Il l’est d’abord parce qu’il dépend de dons naturels inégalement répartis; il l’est aussi parce que les lois psychologiques qui sont à la base des relations entre chefs et subordonnés sont trop peu connues. Un homme d’expérience qui, déjà âgé, parvint rapidement à mener à bien une affaire industrielle employant un nombreux personnel, répondait à des amis qui s’étonnaient d’une réussite aussi prompte: « Je ne connaissais pas les machines, en effet, mais je connaissais si bien les hommes! »

Il faut d’abord faire le tour des gens, comme d’une maison, pour voir ce qu’ils valent.

Connaître son métier, c’est bien, et cela peut suffire pour l’artisan qui travaille seul; mais le chef est, par définition, celui qui commande à d’autres; aussi, la connaissance des hommes qu’il est appelé à commander lui est-elle nécessaire au même titre que la connaissance de la tâche pour laquelle il doit les commander.

L’idéal pour un chef est de mettre chacun à sa place; Un homme qui se trouve devant une tâche qui le dépasse paraît gauche et maladroit; un homme qui est à la place qui lui convient paraît toujours intelligent.

Il n’est pas toujours facile de trouver pour chacun le travail qui lui convient; or, on sait par expérience qu’il suffit parfois d’un déplacement en apparence insignifiant, pour faire un bon ouvrier d’un mauvais.

Le chef doit connaître ses hommes pour être en mesure d’adapter ses ordres aux capacités de chacun, laissant à ceux qui en sont dignes beaucoup d’initiatives, tenant plus complètement en main ceux qui ne sauraient agir seuls, avec tout un clavier qui va de l’injonction brève à la persuasion subtile. Certains chefs sont si malhabiles que, lorsqu’ils ont parlé, leurs subordonnés ont envie de faire tout le contraire de ce qui a été demandé.

Un individu qualifié de mauvais par un chef peut être trouvé excellent par un autre, uniquement parce que ce dernier a su le prendre, alors que le premier ne l’avait pas compris.

Ne considérons pas hâtivement quelqu’un comme incapable. Il y a beaucoup moins d’incapables qu’on ne le croit généralement; il y a surtout des individus mal utilisés, auxquels on n’a pas donné l’emploi qui convenait.

Un groupe, quel qu’il soit, n’a de la cohésion que lorsque les membres non seulement se connaissent entre eux, mais connaissent leur chef et se savent connus de lui; l’être humain a besoin de se sentir connu, compris, estimé et apprécié pour se donner totalement à la tâche qu’on lui propose, et il sera capable de se surpasser lui-même s’il sait que son chef compte personnellement sur lui pour un effort à accomplir.

Tout homme a plus ou moins confusément le sens de sa dignité humaine; il entend que sa personnalité soit reconnue. Être traité comme un numéro ou comme un simple rouage de machine détermine en lui un complexe d’infériorité qu’il cherchera à compenser par l’indifférence, la révolte ou le mépris.

Le chef doit donner à chacun l’impression qu’il lui reconnaît une individualité propre, qu’il ne le confond pas avec d’autres, qu’il le distingue comme ayant une existence et une valeur singulières au milieu de la multitude de ses semblables. Cette connaissance profonde, elle est en même temps pour le chef la plus grande habileté et la source du plus grand pouvoir: c’est le secret des illustres meneurs d’hommes.

Un chef appelle chaque fois qu’il le peut un homme par son nom. Il n’oublie pas que le nom est pour celui-ci le mot le plus doux et le plus important du vocabulaire. La connaissance des hommes permet d’apprécier exactement le moral d’un groupe, et de déterminer ce qu’on peut lui demander à un moment donné sans risquer de provoquer un désarroi. C’est elle qui donne le sentiment de ce qu’on appelle «le praticable» au-delà duquel la discipline se rompt.

Tout chef étant plus ou moins un éducateur, ne peut exercer une influence heureuse que s’il est aussi perspicace pour deviner les besoins, les aptitudes, les goûts, les caractères, les réflexes de ses hommes. La connaissance du cœur humain ne suffit pas; il faut avoir l’instinct de deviner ce qui se passe dans l’âme de ceux à qui l’on a affaire.

Pour bien connaître les hommes, le chef doit se garder des simplifications à outrance. L’être humain n’est pas un être toujours rationnel et simple. C’est un être à tendances multiples qui se compensent et s’équilibrent les unes les autres, soumis d’ailleurs à des variations plus ou moins fréquentes selon le tempérament, le caractère, la santé, le milieu qui l’entoure, les évènements qui l’affectent. Connaître, c’est naître avec, vivre avec, sentir avec, et il n’y a de connaissance vraie que dans la mesure où l’on sympathise, où l’on entre dans les peines et les difficultés de chacun, où l’on sait se mettre à leur place.

Un homme inquiet cherche toujours à qui confier l’objet de ses inquiétudes, mieux vaut que la confidence se trouve recueillie par son chef qui saura rectifier l’erreur ou témoigner de la sympathie. Sinon l’homme est tenté de demander assistance à un ignorant ou un irresponsable.

Un chef doit s’efforcer de rester en contact avec ses subordonnés, disons ses collaborateurs. Ce sera pour lui toujours l’occasion d’observations fécondes, car il pourra ainsi saisir sur le vif les réactions les plus spontanées, en même temps qu’il pourra briser les timidités qui paralysent et provoquer les confidences qui soulagent.

L’homme qui n’a pas l’instinct de deviner ce qui se passe dans l’âme de ses sous-ordres peut être un génie sur un autre plan, il ne sera jamais un vrai chef. L’homme qui se plaint n’exige pas nécessairement qu’on lui donne satisfaction: il entend surtout être écouté avec intérêt et provoquer une décision, quel qu’en soit le sens.

Pour apprécier ses hommes, le chef doit développer en lui vis-à-vis d’eux une disposition bienveillante, car les défauts sont souvent plus apparents que les qualités. L’importance d’un défaut d’ailleurs ne saurait être chiffrée en valeur absolue, Elle dépend essentiellement des qualités qui lui font contrepoids et de la nature des fonctions confiées à l’intéressé.

Esprit de justice

Être juste, c’est la première qualité qu’un homme digne de ce nom réclame de celui qui a autorité sur lui.

Ce sentiment de justice est tellement inné au cœur de l’homme que toute injustice, même chez un chef aimé, le déçoit, le révolte et le cabre. Il comprendra qu’un supérieur soit exigeant, sévère même; il sera dérouté par une manœuvre déloyale ou un acte arbitraire, et s’il ne peut exprimer tout haut ce sentiment, il gardera au fond du cœur une blessure secrète, qui s’exhalera un jour ou l’autre en plainte amère, en rancœur tenace et peut-être en haine implacable.

Être juste, c’est distribuer éloges et blâmes avec discernement, c’est savoir reconnaître la bonne volonté de chacun, c’est aller au fond des choses et tenir compte, le cas échéant, des causes qui ont freiné l’effort de celui qui a fait de son mieux. Être juste, c’est attribuer à qui de droit, même et surtout à un inférieur, le mérite de telle idée ingénieuse, c’est savoir faire loyalement la part du succès qui revient à chacun des collaborateurs.

Être juste, c’est rester impartial en toutes circonstances, sans jamais se laisser guider par ses sympathies ou ses antipathies, c’est accorder l’avancement d’après la valeur et les aptitudes éprouvées, et non d’après le poids des recommandations ou l’habileté dans l’art de flatter que pourrait posséder le candidat. C’est aussi respecter la hiérarchie que soi-même on a créée, c’est renforcer l’autorité de ceux qu’on a placés à la tête d’un service ou d’une section, et ne pas intervenir dans leur rayon sans passer par eux ; mais également reconnaître loyalement son erreur ou sa faute, et ne pas chercher à la faire retomber sur autrui, encore moins la rejeter sur un subalterne qui n’a fait qu’exécuter de son mieux, et avec les moyens dont il disposait, des ordres imprécis ou incomplets.

Être juste, c’est apporter dans l’exercice de sa mission une droiture irréprochable, qui fait plus pour assurer l’ascendant moral sur une collectivité que l’usage de tous les artifices du commandement. Il n’y a point d’homme au monde qui, pour vertueux qu’il soit, passe pour innocent dans l’esprit d’un maître qui, n’examinant pas les choses par soi-même, ouvrirait les oreilles aux calomnies.

Le «patron» doit deviner et apaiser ces susceptibilités qui affaiblissent dangereusement un corps. Comme un chauffeur expérimenté sait, en entendant le bruit de son moteur, qu’un des cylindres ne donne pas bien, ainsi le chef sent que l’équipe ne rend plus, en cherche la cause et la trouve. Cette cause est souvent minuscule: grain de poussière dans un tuyau, haussement d’épaules qui n’était qu’un tic et qui fut pris pour une insulte.

Avoir du caractère n’est pas avoir mauvais caractère comme trop de gens le pensent. C’est savoir garder son esprit libre et indépendant, c’est commander sans chercher de satisfaction immédiate comme celle, légitime pourtant, d’être aimé. C’est, quand on a acquis la certitude d’une vérité, savoir s’y maintenir coûte que coûte, quoi qu’il arrive. C’est savoir rester seul à la barre à espérer quand tout lâche autour de soi. C’est enfin savoir être impartial vis-à-vis de soi-même et reconnaître ses erreurs.

Toufik Hamiani