SETIF – Les massacres commis par la France coloniale il y a 69 ans, le 8 mai 1945, pour faire taire le cri de liberté des algériens, à Guelma, Kherrata, Sétif et ailleurs, eurent l’effet inverse puisque ces événements sanglants furent « l’étincelle qui embrasa, moins de 10 ans après, Novembre », estime Saâd Saâdna, jeune scout à cette époque.
« Cette journée du mardi 8 mai 1945 à Sétif ne peut pas être oubliée par le jeune homme de moins de 20 ans que j’étais car elle a nourri mon nationalisme mieux que ne l’aurait fait n’importe quel discours emphatique », confie ce moudjahid sétifien, âgé aujourd’hui de 87 ans.
En fait, ajoute-t-il, « nous étions déjà ‘politisés’ et notre fibre patriotique était déjà bien solide grâce à des hommes comme Mahmoud Guenifi, responsable local des AML (Amis du manifeste et de la liberté créé par Ferhat Abbas, ndlr), Slimane Bella et Bouzid Chaoui, mais le 8 mai 1945 fit de nous des hommes n’ayant en tête que l’indépendance de l’Algérie, prêt à tout sacrifier pour ce but suprême ».
Le mardi 8 mai 1945 était jour de marché à Sétif, c’est ce qui explique la présence à Sétif de plusieurs centaines d’habitants des localités et des douars voisins. « Beaucoup parmi ces gens rejoignirent, spontanément pour ainsi dire, peu avant 8 heures, la marche pacifique qui s’ébranla devant la mosquée de la Gare pour rejoindre le Monument-aux-morts, au centre-ville, pour y déposer une gerbe de fleurs à la mémoire des victimes de la seconde guerre mondiale qui venait de s’achever ».
Ce moment de recueillement, présenté « officiellement » comme une participation aux manifestations des alliés qui fêtaient la victoire sur le nazisme, offrait, en fait, aux partis nationalistes algériens l’opportunité de réclamer l’indépendance du pays et la libération de Messali Hadj, arrêté le 23 avril 1945 et déporté à Brazzaville, au Congo, raconte ce témoin.
Une marche pacifique
M. Saâdna insiste sur le « caractère pacifique » de la marche de Sétif. « L’on s’assura qu’aucun scout, depuis les ‘routiers’ (scouts de plus de 17 ans, ndlr) dont je faisais partie, jusqu’aux plus jeunes +louveteaux+, ne portait d’arme blanche ou d’objet contondant », affirme-t-il.
La procession s’ébranla avec, en tête de cortège, les scouts musulmans algériens. « Derrière nous, se souvient Saâd Saâdna, la marche grossissait au fil des minutes, constellée de quelques drapeaux algériens cousus à la va-vite et de banderoles portant des inscriptions en français et en anglais ».
« Autodétermination », « Liberté », « Vive l’Algérie indépendante » et Libérez Messali » figuraient parmi les épigraphes les plus en vue », affirme cet octogénaire.
Tout alla bien jusqu’au café de France, en plein cœur de la ville. C’est à peine si les marcheurs recueillaient sur le boulevard Clemenceau (aujourd’hui avenue du 1er-Novembre) les railleries (quelquefois les crachats) de colons goguenards circulant sur les trottoirs ou attablés à des terrasses de bars.
Café de France : et tout bascula
« C’est précisément en face du café de France que tout bascula, lorsque le commissaire de la police mobile, le nommé Olivieri, offusqué par la vue de drapeaux algériens, dégaina son révolver pour tirer un premier coup de sommation avant d’abattre froidement un jeune homme de 22 ans : Bouzil Saâl, qui sera le tout premier martyr de ces massacres », raconte M. Saâdna.
Ce fut ensuite la cohue, la débandade et les règlements de comptes.
Des milices armées se formèrent dans les rangs des colons pendant que les manifestants se déployaient en ville. L’un d’eux fera même retentir un clairon près du Monuments-aux-morts, comme pour rameuter la population déjà « chauffée » par les youyous des femmes en m’layas dont quelques-unes n’ont jamais pu faire le deuil de leurs enfants morts en Europe sous l’uniforme français durant la 2ème guerre mondiale.
Le 26 avril 1945, une « commission d’enquête », mandatée pour « faire la lumière sur les événements de Constantine », présidée par le général de gendarmerie Paul Tubert, membre de l’Assemblée consultative provisoire, décrète dans son rapport que « toutes ces manifestations étaient à caractère exclusivement politique et avaient pour but de réclamer la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie ».
La commission a aussi « constaté que seule la manifestation de Sétif du 8 mai avait tourné à l’émeute pour gagner les régions environnantes. Il faut souligner que les manifestants de Sétif portaient un drapeau algérien tricolore rouge (à la hampe) blanc et vert avec un croissant et une étoile rouges à cheval sur le blanc et le vert. Le drapeau a été saisi par la police. C’est aussi un fait que les musulmans de Sétif réclamaient l’indépendance de l’Algérie dans la ville dont Ferhat Abbas est conseiller municipal, où il exerce la profession de pharmacien et où ses partisans (Groupement des Amis du Manifeste) sont actifs et nombreux », lit-on dans ce rapport adressé à « Monsieur le Ministre Plénipotentiaire Gouverneur Général de l’Algérie ».
Ce que le rapport ne dit pas, relève M. Saâd Saâdna, c’est que pour ce drapeau « saisi par la police », 45.000 algériens allaient périr, le 8 mai 1945 et les jours qui suivirent, et que pour ce drapeau, une rafale retentira dans les Aurès, aux premières heures du jeudi 1er novembre 1954, donnant le signal à une Révolution qui suscitera l’admiration et le respect du monde entier.