Le 18e Salon du livre et l’état de la lecture en Algérie Les retards d’une «révolution culturelle»

Le 18e Salon du livre et l’état de la lecture en Algérie Les retards d’une «révolution culturelle»

Chaque année, le Salon international du livre d’Alger (SILA) vient «secouer» quelque peu l’univers culturel algérien, en rappelant les fondements de la formation de l’homme moderne et ses besoins de saine distraction.

Le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, a insisté particulièrement sur le livre scientifique, en faisant état de la volonté du gouvernement à «soutenir les initiatives» en rapport avec la coédition, et ce, dans le cadre du partenariat entre les éditeurs algériens et étrangers.

L’on se souvient que dans les Salons du livre organisés dans les années 1980, les responsables de la culture tentaient de faire barrage au livre littéraire étranger (roman, poésie, essai), supposé pouvoir être à l’origine d’une certaine «subversion». Cela se faisait avec l’argument de la nécessité d’importer le livre scientifique, destiné à servir de support aux étudiants.

Dans une de ses croustillantes et acerbes chroniques, le défunt Tahar Djaout appelait à importer et à exposer «tout le livre» sans distinction. En voulant donner une image de l’absurdité qu’il y a à vouloir séparer la culture scientifique de la culture littéraire, il releva l’impossibilité d’opérer un choix en faveur de Jean Rostand, biologiste, au détriment de son père, Edmond Rostand, écrivain, auteur des célèbres Cyrano de Bergerac et de L’Aiglon.

La culture est un tout insécable. Les Salons du livre organisés au cours de ces dix dernières années, en multipliant les intervenants et le partenariat avec les libraires étrangers, ont été une occasion précieuse pour les amoureux du livre de prendre connaissance de ce qui se produit et se lit dans le monde. Pour cette année, la fédération de Wallonie- Bruxelles de la Belgique est l’invité d’honneur du Salon d’Alger.

La Belgique est un pays multilingue où l’acte de lecture demeure encore une forte tradition, malgré l’invasion des nouvelles technologies (internet, télévision) qui allient distraction et culture. Sur la fiche signalétique présentée par le site web du 18e SILA, on fait état d’un taux d’alphabétisation de 99% en Belgique.

La population francophone du pays possède une performance de lecture de 7 livres par an et par habitant. Mieux, 10% des habitants lisent entre 10 et 20 livres par an. Le sommet de la performance de lecture est détenu par 6% de la population, dont les habitants lisent plus de 50 livres par an.

En Algérie, les statistiques d’alphabétisation sont incertaines. Il est relevé un taux d’analphabétisme de moins 20% de la population pour l’année 2013. A supposer même que ce chiffre bénéficie de quelque crédit, que peut-il signifier lorsqu’on s’intéresse au domaine de la lecture ? Y a-t-il, en Algérie, une relation directe, de cause à effet, entre l’alphabétisation et le développement de l’acte de lecture ?

Même si elle existe, elle est tellement ténue et fragile qu’elle joue un faible rôle dans la balance. Pourtant, depuis le milieu des années 1990, en pleine débâcle politique et dans un contexte de dérive sécuritaire historique, le monde de l’édition a commencé à se métamorphoser dans notre pays.

Ainsi, grâce à des pionniers de l’édition du livre (comme Bouchène et Laphomic qui ont suppléé à l’effondrement de l’ancienne maison publique SNED/ENAL) d’autres éditeurs ont suivi le dur chemin de la fabrication du livre, cela au moment où des librairies se transformaient indécemment en pizzerias, rejoignant les salles de cinéma qui se fermaient successivement tout au long des années 1980.

Casbah Editions, Barzakh, Baghdadi, El Amal, Talntikit et des dizaines d’autres maisons ont vu le jour. Face à une certaine pénurie de manuscrits, certaines d’entre elles ont été contraintes à faire dans la réédition, particulièrement dans la littérature classique où les droits d’auteurs sont tombés dans le domaine public.

Il y a eu des rééditions aussi pour des grands ouvrages publiés à l’étranger et dont les sujets portent sur l’Algérie et son histoire. Cuisine, religion et créneau parascolaire La scène éditoriale algérienne fourmille de dizaines d’acteurs et de maisons d’édition, mais l’avenir du livre est loin d’être une donnée complètement maîtrisée.

Dans une forte proportion, l’Etat lui-même – à travers ses structures administratives, ses bibliothèques, les écoles, les lycées, les collèges et l’université – se constitue en acheteur bien «friqué». Ce qui donne un peu de tonus au marché du livre. Mais, est-ce là la solution ?

Les structures publiques achètent souvent des livres encyclopédiques (dictionnaires, manuels parascolaires) et des livres d’art. La grande préoccupation des éditeurs – dans leur mission et domaine d’intervention principal, à savoir éditer d’abord des livres algériens de littérature et d’histoire susceptibles d’alimenter le besoin de culture et l’imaginaire des jeunes Algériens – demeure entièrement non résolue.

La question a été maintes fois traitée par des écrivains et des éditeurs, dans des séminaires ou au cours d’émissions littéraires, comme celles qu’anime la télévision nationale Canal-Algérie, ou à l’image d’ Aqwas’ animée par Amine Zaoui sur la chaîne Al Djazairia.

La grande interrogation, qui concerne toute la chaîne de création, de production et de distribution, est de savoir pour qui écrire. Le consommateur final devient de plus en plus fuyant, de moins en moins identifié.

Le sort auquel sont réduites certaines librairies dans les villes algériennes est, à lui seul, révélateur de l’état de la lecture dans notre pays. Un grand nombre de ces supposés commerces du savoir et de la culture sont inondés, à l’échelle du territoire national, de trois catégories de livres : domaine parascolaire, cuisine et livres religieux.

Ces derniers comptent même des titres qui développent l’intégrisme. C’est pourquoi, à l’occasion de la tenue de plusieurs Salons du livre, la vigilance des services concernés a porté sur l’interdiction de certains titres. C’est là, en tout cas, un phénomène national qui a également élu domicile dans les nouveaux supermarchés. Il est vrai que ces derniers sont moins «condamnables» puisqu’ils n’ont pas pour vocation principale de diffuser la culture.

A bien y réfléchir, même les librairies proprement dites ne sont pas à «blâmer » systématiquement de ne pas pouvoir diversifier leur marchandise et proposer des lectures enrichissantes pour leurs clients. Etant d’abord des entités commerciales, les librairies suivent les tendances des clients. Ces derniers comportent de moins en moins de lecteurs portés sur la littérature, l’histoire, les essais sociologiques ou philosophiques.

Néanmoins, le libraire, dans le sens professionnel du terme, demeure, dans de fortes proportion, encore à inventer en Algérie. En effet, le libraire qui conseille le lecteur potentiel, qui l’oriente sur des titres et des auteurs, qui note ses besoins de lecture pour lui procurer les livres qu’il cherche, ce libraire-là est une denrée rare en Algérie.

Il fait partie d’un souvenir qui a commencé à s’éteindre dès le début des années 1980. Il faut reconnaître que, aussi élevé en couleurs que soit l’événement et aussi riche en titres et en échanges que soit ce carrefour du livre, le Salon du livre ne peut pas prendre, dans sa totalité, la problématique du livre en Algérie.

Cette problématique dépasse largement le cadre d’une manifestation conjoncturelle aussi fastueuse soit-elle. Le public censé s’engouer pour la lecture, à la maison, dans les bibliothèques municipales ou dans d’autres espaces public, se réduit en peau de chagrin. Que l’engouement et la curiosité régnant dans les stands du Salon d’Alger ne donnent pas illusion.

Les jeunes sont ailleurs. Dans des regroupements de quartier où ils s’ennuient à longueur de journée ; dans les cybercafés où ils tchatchent indéfiniment ; dans des coins serrant et se passant un «joint» ; dans les stades de football ; à la mosquée. Ce sont ceux de la génération de plus de 40 ans qui continuent à lire.

Formés à la bande dessinée, aux romans policiers des années soixante-dix, aux beaux textes de Feraoun, Mammeri, Dib ou Victor Hugo, ils tiennent encore à cette tradition d’avoir un livre de chevet, de satisfaire leur curiosité et de goûter à la magie des mots écrits.

Faire face au désert culturel Actuellement, en matière d’initiation à la lecture, l’école à failli sur toute la ligne. Elle se contente de programmes secs, sans âme, sans attraction d’ordre esthétique ou psychologique.

Les anciennes lectures dirigées, les fabuleux morceaux choisis d’auteurs prestigieux, algériens et étrangers, sont devenus un simple souvenir. Les nouveaux sujets n’arrivent plus à accrocher l’élève. Il n’y a pas de relation entre les nouveaux textes de lecture et le reste des matières. L’étanchéité étant presque totale. Et pourtant, avec les nouveaux moyens pédagogiques on peut réaliser des prouesses en matière d’attractivité de la lecture.

En dehors de l’enceinte scolaire, le désert culturel est encore plus perceptible. La télévision, l’internet (dans ses volets ludiques et divertissants) et la rue ont complètement happé l’attention de la jeunesse. Les nouvelles bibliothèques, construites dans le cadre des trois derniers plans quinquennaux demeurent souvent des coquilles vides.

Le Conseil des ministres, tenu le 29 septembre dernier, a abordé la problématique de la promotion du livre, particulièrement le volet relatif au marché de la distribution. Le gouvernement compte «consacrer le livre comme secteur stratégique», et ce, par le développement et le renforcement du réseau de librairies afin de mieux assurer la bonne diffusion du livre.

L’Assemblée populaire nationale, dans sa présente session, est saisie pour débattre de cet avant-projet de loi qui, selon le communiqué du Conseil des ministres, se donne pour ambition de «développer et d’encourager l’écriture, la production et la commercialisation du livre produit en Algérie, et de favoriser sa promotion et sa distribution».

Si des retards ou des dysfonctionnements sont enregistrés dans la logistique et l’intendance du domaine du livre, les solutions peuvent être apportées par une concertation des différents acteurs avec les pouvoirs publics.

Mais, la grande question, qui va mettre certainement beaucoup de temps à trouver sa réponse, demeure celle inhérente à la formation d’un lectorat fidèle et passionné. Le Salon international du livre est assurément un carrefour précieux d’échanges et de sensibilisation. Il permet également de prendre conscience des problèmes et des retards qui grèvent le monde du livre et l’univers de la lecture dans notre pays.

Cependant, pour une véritable politique en faveur du livre et de la lecture, le Salon est censé être prolongé, dans une action quotidienne, aussi bien à l’école – par l’offre de textes riches et attirants – qu’au sein des institutions et des structures culturelles du pays, de façon à rétablir la relation entre les jeunes Algériens et la magie des mots portés par le livre.

S. T.