Demandez à un Tunisien ce qui incarne à ses yeux la nation et la république, il vous répondra : le drapeau, l’hymne et l’armée. Dans ce contexte, l’attaque terroriste du 16 juillet dernier au Mont Chambi (près de Kasserine) qui a fait plus de 15 morts et une trentaine de blessés (bilan provisoire) parmi les militaires tunisiens est une tragédie nationale.
Passés la douleur et le deuil, cette attaque perpétrée en plein mois saint du ramadan a fini par convaincre bon nombre de sceptiques que les djihadistes et autres terroristes islamistes sont des combattants ennemis de l’islam. Et, c’est là une première grande défaite pour les terroristes qui sur le modèle du GIA en Algérie avaient pris soin jusqu’alors d’épargner les vies civiles pour ne pas s’attirer l’hostilité de l’opinion publique.
Après Chambi , le sursaut patriotique…
Après la catastrophe, les premiers effets « post-Chambi » n’ont pas tardé à se faire ressentir dans les bureaux d’inscription électorale sortis brutalement de leur torpeur par un afflux massif de citoyens décidés à peser de leur voix aux prochaines élections (à partir d’octobre). Ahmed, un jeune âgé de 28 ans originaire du Kef, rencontré à la sortie d’un bureau électoral à Tunis, nous motive sa rédemption citoyenne en ces termes : « Je ne pensais pas voter mais quand j’ai vu nos frères se faire descendre comme des chiens à Chambi, j’ai pleuré et mon sang n’a fait d’un tour. Aux élections, je compte exprimer mon ras le bol par rapport au chaos qui nous guette…je voterai pour celui qui pourra nous ramener la sécurité et nous garantir le retour à une vie normale et digne ! ».
Dans les cafés populaires et sur les réseaux sociaux, toujours les mêmes doutes et questions restées sans réponses. Pourquoi une armée loyale de 35 000 hommes n’arrivent pas à venir à bout d’un commando de cent ou deux cent terroristes retranchés sur un col ? Pour beaucoup, ces images de leur « armée en sandales » sous-équipée et ravagée par des mines artisanales posées par l’ennemi sont aussi insoutenables qu’inexplicables !
Une armée populaire et un statut à part…
Malgré un palmarès guerrier pratiquement vierge (exception faite de la bataille de Bizerte en 1961), l’armée tunisienne reste vénérée dans l’opinion publique car elle est étroitement liée à la fondation de la nation tunisienne. D’ailleurs, Bourguiba avait fait de la naissance de l’armée tunisienne, un acte constitutif de la nouvelle nation tunisienne indépendante. Peu ou prou une force libératrice, les militaires ont en revanche de tous temps œuvrés au service du développement du pays comme la construction d’infrastructures (écoles, ponts, chemins de fer, eau courante…) ou l’aide aux démunis (catastrophe naturelle…). L’aura populaire de l’armée s’oppose à la défiance populaire vis à vis des forces de l’ordre dont l’image a grandement été ternie durant les années Ben Ali.
Chez le Tunisien lambda, il y a ce sentiment profondément ancré qu’en cas de coup dur, il y aura toujours un militaire pour sauver le pays. Surtout, l’armée est un rare bon exemple de mobilité sociale et d’intégration républicaine. Il s’agit du seul corps d’Etat que l’on peut intégrer sans « piston » donnant ainsi une chance réelle aux jeunes déshérités venus des régions de l’intérieur qui constituent d’ailleurs l’essentiel de son contingent. Sous la période ben Ali qui était pourtant issu de ses rangs, l’armée a été méprisée et affaiblie au détriment des forces de l’ordre ce qui lui confère aujourd’hui une image de loyauté que quelques nuages (Affaire des « snipers » …) ne suffisent pas à ternir aux yeux de l’opinion.
La défiance des politiques !
Du coté de l’establishment politique, ce statut populaire de la « grande muette » suscite méfiance et craintes. Sous la période Ben Ali et jusqu’à la période récente, la doctrine qui prévaut peut se résumer ainsi : « Un bon militaire est un militaire qui regagne sa caserne ». Ainsi, les volontés politiques pour moderniser et renforcer l’armée tunisienne ont cruellement manqué. Comment expliquer autrement cet attentisme des gouvernements successifs depuis le 18 mai 2011, date du premier attentat terroriste à Rouhia (région de Siliana) qui avait fait deux morts chez les forces armées ? Aujourd’hui, malgré un bilan du terrorisme édifiant en nombre de victimes : 61 morts et 173 blessés, les politiques ne donnent toujours pas l’impression d’avoir intégré l’imminence de la menace et la gravité du traumatisme chez l’opinion publique.
Sous couvert d’anonymat, un militaire nous résume en ses termes ce statuquo pour le moins suspect de la classe politique : « Ils vont décréter et respecter trois jours de deuil, venir se faire photographier aux obsèques de nos braves et puis rien jusqu’à la prochaine catastrophe ! ». Avec davantage de volonté politique et à défaut d’avoir les moyens de moderniser l’armée, les gouvernements successifs depuis trois ans n’auraient pas dû (et pu) solliciter officiellement l’aide de la communauté internationale (Union européenne, ONU, Algérie…) pour combattre efficacement le terrorisme ? Depuis les attentats de 2011, les conventions antiterroristes foisonnent ! A elle seule, l’ONU compte dix-huit instruments d’entraide pour prévenir et combattre le terrorisme. Autre réalité édifiante, il aura fallu attendre le carnage de Chambi pour solliciter officiellement l’aide de l’Algérie qui en retour a mis moins de deux heures pour s’engager à mobiliser 8000 soldats pour des patrouilles communes avec l’armée tunisienne. Enfin, quel gâchis en vies humaines que la Tunisie n’ait pu (solliciter et ) compter bien avant sur l’entraide et le savoir faire précieux de l’Algérie en matière de déminage (l’armée algérienne a neutralisé plus de 500 000 mines de la ligne « Morice » dans l’est du pays) ce qui aurait épargné au moins une vie sur deux parmi les militaires, forces de l’ordre et civil tombés sous les mines terroristes ! Comme un symbole, c’est le technocrate Mehdi Jomaa (et non pas un politique) qui sonne la fin de la déconsidération des militaires avec l’adoption cette semaine d’un plan anti-terrorisme (enfin) pragmatique et ambitieux mais qui étonnement ne fait pas l’union sacrée parmi les forces politiques ! A considérer les réactions à minima de la classe politique tunisienne suite à la tragédie de Chambi, rien n’a changé depuis Ben Ali, l’armée tunisienne continuant d’inquiéter les hommes de pouvoir. Les partis dits « laïques » craignant un système « à l’algérienne » où les forces politiques civiles sont cantonnées à de la simple figuration. Les partis « religieux » redoutent davantage une configuration « à la turc » où l’armée veille le « doigt sur la gâchette » sur toute dérive islamiste ou pire encore au scenario « à l’égyptienne » qui a vu la prise de pouvoir « totalitaire » par la force.
Et demain…
L’armée tunisienne est donc prise entre ces deux feux : d’un coté des politiques qui font de la résistance pour d’obscurs enjeux de pouvoir et de l’autre des terroristes aguerris et jouissant certainement de belles complicités internes. Il faut se persuader qu’avec les forces de l’ordre, les forces armées sont les principaux dépositaires de la sécurité nationale. A ce titre, il serait temps de faire cause commune et front commun : politiques, militaires et forces de l’ordre.