Rencontré, hier, en marge de la traditionnelle marche de commémoration des massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Azzouz Begag, dont les parents sont originaires de cette ville, et qui était ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances sous le gouvernement français de Dominique de Villepin, a aimablement accepté de nous accorder cet entretien.
Le Jeune Indépendant : Vous venez de participer à la traditionnelle marche de Sétif qui rappelle le souvenir des événements sanglants ayant marqué la région il y a 65 ans…
Azzouz Begag : Oui. C’est un fait qui a marqué l’histoire des relations entre la France et l’Algérie. Il a marqué le début de la prise de conscience pour l’autodétermination algérienne.
Kateb Yacine qui était au lycée Kerouani (ex-Albertini) disait que, pour lui, le 8 mai était le premier jour de la cimentation de son nationalisme algérien. Je trouve qu’en 2010, il est temps que la France et l’Algérie prennent conscience de la nécessité de réconcilier leur mémoire. Il faut admettre, comme me le disait mon père, que la France a commis des atrocités et des meurtres par milliers.
Il est temps de reconnaître, non pas pour s’excuser, mais pour faire entrer dans les consciences qu’il y a eu des massacres perpétrés par l’armée française contres des dizaines de milliers de paysans. Ces derniers, qui avaient tout juste le souci de la dignité, avaient hissé pour la première fois le drapeau algérien ce jour-là.
Aussi, ce 8 mai 45 qui a célébré la victoire des alliés sur le nazisme rappelle aussi le retour des tirailleurs algériens qui venaient de participer à la libération de la France et qui, de retour à Sétif, ont appris que l’armée française qu’ils avaient servie sur le front allemand, venait de liquider leurs proches.
Il faut s’entendre sur la vérité historique, car il y a eu, en effet, des massacres par milliers, si j’en crois l’ambassadeur américain en France qui parlait à cette époque de 17 000 morts. Il y a eu des fours à chaux à Kherrata. Dans la ferme où habitaient mes parents près de d’Ouricia, à 11km de Sétif, une trentaine de corps ont été retrouvés dans une cave.
Je suis là en tant qu’ancien ministre français pour essayer de faire la jonction entre ces deux mémoires qui ont besoin de retrouver des points communs aujourd’hui.
Ce serait cependant un moment opportun de retrouver une histoire commune pour pouvoir bâtir un avenir commun.
Le long métrage de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi, nous replonge dans ce contexte. Il semble déclencher la polémique …
Oui, il s’inscrit dans la suite du film Indigène (du même auteur, réalisé en 2006) qui était pour les millions de Français la découverte que pendant les guerres françaises, 1914-1918 notamment, les tirailleurs algériens ne parlaient pas français et étaient là pour servir les valeurs de la République et le drapeau français.
Et donc la prochaine étape dans le film de Bouchareb, c’est le 8 mai 45 où ces indigènes, de retour au pays, constatent qu’à Sétif, Kherrata, Guelma… leurs propres familles ont été massacrées par les milices et par l’armée française dont ils faisaient partie.
Je me rappelle aussi que ma mère me disait que ceux qui nous ont tués, ce sont «les saliguène». Et comme elle me devait une explication de ces propos sortis de nulle part de la phonétique algérienne qui veut dire tout simplement les Sénégalais engagés dans l’armée française, j’ai appris que ces soldats qui étaient tous noirs, et qui, à l’instar des «tabors» marocains, ont été utilisés pour les basses manœuvres en tuant ces pauvres fellahs algériens qui avaient besoin de jouir du bonheur de la liberté et de l’égalité des chances.
Je dois donc dire bravo à Bouchareb dont le film tombe à point nommé dans la continuité de cette reconnaissance de la participation des Algériens dans les guerres de libération françaises et dans la libération des mémoires. Et je salue tous ceux qui soutiennent ce combat de la mémoire contre les négationnistes qui continuent, malheureusement, de nier ces massacres dont les milliers d’Algériens ont été victimes.
Vous êtes ici aussi en qualité d’écrivain pour prendre part au Salon international du livre, n’est-ce pas ?
Oui. Et c’est important d’être là en tant qu’écrivain. J’estime que l’écrivain est le charpentier de la couture de ces mémoires. Nous avons le rôle poétique, politique et social majeur pour essayer d’éduquer le peuple vers la conscience.
Vous vous souvenez de la phrase de de Gaulle en 1958 quand il disait : «Je sais ce qui s’est passé ici… Je vous ai compris… Je sais ce que vous avez fait», et moi j’aimerai bien savoir aussi si tous les jeunes Algériens savent ce qui s’est passé ici, il y a 65 ans. S’ils ne le savent pas, nous avons donc l’obligation de faire prendre conscience que connaître le passé est un bon argument pour pouvoir construire l’avenir.
Entretien réalisé par Djamel Gherib