La mer, source d’évasion et d’inspiration, porte du large et de nouveaux horizons devient hélas sous l’effet des contraintes et des frontières virtuelles qu’ont crée l’égoïsme et l’égocentrisme de l’homme moderne cette voleuse de vies, assassine et meurtrière ; ce monstre qui effraie et épouvante ; ce miroir qui trahit les fausses chimères des desperados de l’existence.
Ce n’est pas exagéré de l’affirmer en ce papier, l’Europe a, une fois encore, failli à son devoir humanitaire en tant que terre hôte de ces nuées humaines en détresse! C’est du moins ce que l’on peut déduire suite aux derniers naufrages de Lampedusa survenu le 3 octobre et celui de l’île de Malte qui lui aura succédé une semaine plus tard. Il est lamentable de dire que depuis le début des années 2000, l’Afrique s’est confrontée à une accélération notable du rythme de ce type de mésaventures humaines aux conséquences fâcheuses. En 2009, un bateau transportant plus de 250 clandestins en sa route pour l’Europe a fait naufrage au large de la Libye, laissant une vingtaine de victimes et plus de 200 disparus, en 2011, un chalutier surchargé, avec à son bord, des migrants clandestins, originaires pour la plupart de de l’Afrique subsaharienne et de la Libye a échoué au large des côtes tunisiennes, entre 200 et 270 passagers y ont péri et 600 autres secourus in extremis, en 2012, les côtes grecques et turques, près de la ville d’Izmir furent, elles aussi, le théâtre d’un naufrage qui a volé la vie à plus de 61 passagers dont la moitié étaient des enfants. A vrai dire, ces africains qui naviguent par centaines et milliers sur des embarcations de fortune ; défiant la Méditerranée dans l’unique espoir de rejoindre l’eldorado européen pour cause de misère, malvie, autoritarisme et instabilité politique sont le bouc émissaire de ces politiques migratoires sélectives, inhumaines et sauvages d’une certaine Europe-citadelle, portée sur la culture de barrières, bunkérisée et recroquevillée sur elle-même.
Cela dit, à voir l’indifférence, la suspicion et le flou qui entourent le triste phénomène des harragas, on devine rapidement entre les lignes de ces drames successifs à quel point cette peur occidentale au pluriel et en majuscule de l’étranger, de l’autre, et tout particulièrement de l’africain «décivilisé», inculte, analphabète et rétif au train de l’évolution a gagné les esprits et pire tend désormais à se métamorphoser en un fondement cardinal des pensées. La peur de la rencontre d’autrui est, il est vrai, un adjuvant de la régression, un élément déclencheur de la xénophobie, un diluant du racisme et des fanatismes tout acabit. A cet effet, force est de constater que la montée des partis d’extrêmes droite, des groupuscules «fasciste» et «néonazis» à la faveur de la crise économique mondiale conjuguée à la tornade qui frappe la zone Euro et le risque imminent de la perte des acquis sociaux de tant de générations en découlant est on ne peut plus un signe d’inquiétude qui ne trompe pas. Ce qui nous projette directement, effet de miroir vers le Sud de la Méditerranée aidant, sur «cette pensée raciale» dont avait parlé Maurice Tarik Maschino mise en travers d’une vraie «déprovincialisation» de l’histoire et de «dépériphérisation» des cultures, des ethnies, des langues et des…races dans le sens de la centralité, l’enrichissement mutuelle, la transversalité anthropologique entre les nations et bien évidemment l’interculturalité. Il va de soi d’ailleurs qu’aucune culture n’est de moindre importance par rapport à une autre, qu’aucune race n’est inférieure à une autre et qu’aucune vie humaine ne vaut plus qu’une autre. C’est tout l’arsenal des lois internationales et surtout la charte de la déclaration des droits de la personne humaine qui le stipulent. Lois qui sont, encore faudrait-il insister là-dessus, le fruit d’efforts ainsi que de luttes de femmes, d’hommes et de peuples libres, progressistes, anti-esclavagistes, anti-colonialistes, anti-impérialistes, humanistes et… égalitaristes de tous bords.
C’est pourquoi, ces visions ethnographiques serviles, réductrices, vieilles et sans validité scientifique issues des études coloniales anciennes qui voient dans les peuples africains un ensemble hétéroclite d’ethnies rompues au folklore, à la nature et à l’oralité ne servent à rien dans un monde en constante évolution. Il semble bien clair a posteriori que les remugles de l’européocentrisme, l’américanisme débridé, le capitalisme à tous crins, la société de consommation hyposensible et le libéralisme sauvage se sont nichés et enracinés dans les profondeurs des cerveaux des élites européennes en particulier et occidentales de façon générale à telle enseigne qu’ils aient tué dans l’œuf, dans une logique binaire, classificatrice et catégorisante irrémédiablement malsaine ces notions d’«économie fraternelle» chère aux altermondialistes, l’essence des cultures vivrières (l’économie de subsistance), nécessaire à la survie d’un continent africain souffrant, les vertus de l’entraide humanitaire et surtout l’impérieuse nécessité, voire, l’obligation du devoir d’assistance à des personnes, des communautés et des peuples en danger de mort. On dirait que ces misérables migrants sont, vu le rituel répétitif de ce genre de drames maritimes, assimilés à des essaims de mouches ou de sauterelles venus de terres lointaines, arides, frappées de sécheresse et tristement improductives à l’assaut de cette grande civilisation de l’abondance-opulence qu’est l’Europe civilisée! Or, en rétrospective, on trouve que c’est l’inverse qui s’était produit. J’ouvre une petite parenthèse ici pour rappeler dans un souci de précision que les processus coloniaux engagés depuis le XV siècle par l’Empire ibérique (espagnol et portugais) en Amérique Latine, puis poursuivi principalement par leurs relais britanniques et français en Asie et en Afrique à partir du XVIII siècle sont en grande partie responsables des problématiques complexes du Tiers monde et partant pour le deuxième couple des impasses africaines actuelles. Qu’ils soient subsahariens, noirs ou maghrébins, beaucoup d’africains aujourd’hui sont livrés à eux-même, vivent dans la peur et l’incertitude du lendemain, affrontent le chômage et l’inflation, subissent la crainte obsessionnelle du néocolonialisme économique, version nouvelle du colonialisme classique.
Outre le fait qu’il soit économiquement faible, le continent noir est aussi en manque de compétences managériales, de savoir-faire technologique, d’I.D.E (investissements directs étrangers) en dehors de ces multinationales qui ne cherchent qu’à se délocaliser pour minimiser les pertes dues à une main-d’œuvre et des charges fiscaux hors normes dans leurs pays d’origine. Le continent africain a besoin de la démocratie et de la bonne gouvernance, non comme des instruments de mainmise, de domination et d’hégémonie idéologique du Nord mais comme outils d’émancipation in vivo de ses capacités de régénération, de créativité et de compétition à même de lui ouvrir le chemin d’autonomie et d’autodétermination. En vérité, s’il y a une épithète à coller au drame de Lampedusa, c’est bel et bien la honte! D’abord, parce que c’est une preuve parmi d’autres de la fragilité des solidarités interétatiques et des institutions internationales en charge du dossier d’immigration, ensuite cela démontre le relâchement des esprits quand il s’agit de défendre une vie humaine et leur acharnement pour des guerres humanitaires, interventionnistes et impérialistes sans assise morale visant la conquête des intérêts économiques ! Certes, l’Afrique est le continent de la pauvreté, de la mauvaise gouvernance mais il n’en demeure pas moins une pièce maîtresse dans le monde d’aujourd’hui grâce à sa démographie galopante, ses ressources énergétiques et son positionnement stratégique aux confluents des deux continents (Europe, Asie,).
Hélas, au lieu de servir de bouée de sauvetage à ces clandestins, le vieux continent s’est transformé en un mouroir dévorateur de vies humaines. Que vaut une vie humaine devant cette culture de frontières qui fait florès dans la tête des gouvernants des deux rives de la Méditerranée? Si peu de choses si ce n’était rien, absolument rien du tout. De cette petite île (Lampedusa) incrustée entre la Sicile, Malte et la Tunisie, on peut en tirer des centaines de films qui feront certes le bonheur de Hollywood mais replongeront ce qui nous reste d’humanité dans une insondable tragédie. D’ailleurs, selon l’office des migrations internationales (O.M.I), Plus de 17000 morts depuis 20 ans, un chiffre qui donne des frissons, fait peur, soit en moyenne 80 personnes par an périssent dans ce grand anonymat maritime. (2) Si cette tragédie du début d’octobre est un précédent (plus de 300 victimes parmi les 500, elle n’en reste pas moins un décompte banal dans ce bal de calamités sans épilogue. Mais à qui appartient la faute? Aux gouvernements africains rompus au militarisme, la corruption et les coups de forces ou au contraire aux chancelleries des pays occidentaux qui ne regardent l’Afrique qu’au travers le prisme étroit des intérêts géostratégiques (conquête d’espaces d’influences, exploitation des richesses, et partenariat inégal)? Pour José Manuel Barroso, le président de la commission européenne, il y a urgence à faire des efforts poussés en vue d’une plus grande coopération entre les États membres de l’Union Européenne (U.E) pour lutter contre l’immigration clandestine. Ce qui se traduit notamment par l’installation du système Eurosur (système de surveillance des frontières de l’Union Européenne). En d’autres termes, adopter «une stratégie coercitive» qui découle directement de la logique sécuritaire en rapport avec la normalisation autoritaire, fil d’Ariane de la politique globale de l’Union Européenne vis-à-vis des pays arabes et africains jusqu’à la veille du printemps arabe (silence envers les dictatures en échange d’un contrôle de frontières par ces pays côté sud). C’est peut-être dans cette dynamique aussi que le ministre de l’intérieur italien Angelino Alfano a récemment déclaré «il faut renforcer la frontière européenne en Méditerranée et le rôle de Frontex [agence européenne chargée de la gestion des frontières extérieures des États membres de l’union européenne» (3)
En effet, depuis le déclenchement des révolutions arabes, les tunisiens, les égyptiens et en particulier les syriens ont afflué sur les côtes libyennes s’ajoutant aux nombreux subsahariens qui prennent la route de l’exil via la Libye. La chute du colonel El-Gueddafi en octobre 2011 fut un point de rupture à cette logique sécuritaire dressée par l’Europe. Profitant de l’ouverture des frontières libyennes et du fléchissement du contrôle maritime, de plus en plus de migrants subsahariens rejoignent les îles Lampedusa, Malte, Ceuta et Mellila. Estimés à 8000 clandestins à s’être illégalement introduits chaque année sur l’île Lampedusa, le nombre des clandestins se voit multiplier par quatre en 2013 arrivant au seuil de 31500 entrées. C’est dire que la situation post-révolutionnaire préoccupante de la Libye est géostratégiquement parlant improductive aux intérêts occidentaux. Incontestablement, les milices d’El-Gueddafi furent un infranchissable rempart face au fantôme de l’immigration clandestine. En revanche pour l’euro-député, représentant des verts Daniel Cohn Bendit, l’Europe est obligée, vu les changements actuels dans le monde, d’ouvrir ses frontières. Car, en cas de pérennisation de ce système, l’humanité assistera à des horreurs pareils à celui des îles Lampedusa et de Malte. Pour François Crépeau, rapporteur spécial de l’O.N.U sur les droits des migrants, l’hécatombe de Lampedusa était la conséquence des politiques répressives de l’U.E, même avis du côté de la maire de Lampedusa Giusi Nicolini qui dénonce l’incurie des responsables de son pays face au fléau de l’immigration clandestine. L’idée d’un couloir humanitaire qui servirait de pont aux milliers de clandestins qui fuient les guerres et les conflits est une alternative sérieusement évoquée en temps actuels par certains pays européens. En réalité, résoudre la problématique de l’immigration clandestine ne serait en aucune manière une mer à boire pourvu que ce soit une préoccupation prioritaire sur le plan régional et interétatique. L’Europe s’enfoncerait davantage dans des imbroglios beaucoup plus complexes si elle ne se résout pas dès à présent à traiter de façon humaine, réfléchie et bienveillante ces flux interminables de migrants partis s’installer sur ses rives dans l’espoir d’une vie meilleure dans cet ailleurs de tous les impossibles.
Une chose est sûre après tout, une perte humaine ne se rembourse jamais même par tous les trésors du monde. C’est pourquoi, le défi majeur qui attend le vieux continent c’est de regarder la vérité en face et de cesser de fermer les yeux sur ces autoritarismes gérontocrates au cœur de l’Afrique qui sévissent dans l’impunité la plus totale, dénoncer ces inégalités sociales qui mettent le feu aux poudres dans la mesure où elles creusent d’énormes fossés entre les bas fonds sociaux et les élites embourgeoisées, ce qui accélère bien naturellement le phénomène migratoire dans l’illégalité, avertir en sa qualité de «garant universel de la conscience morale» ces gouvernements africains qui encouragent la corruption comme moyen de régulation sociale et provoquent des injustices criantes dans la distribution des richesses nationales, source des conflits de basse intensité et de luttes armées dans l’Afrique subsaharienne. L’armement acharné de l’Afrique et la problématique épineuse des tracés de frontières sont entre autres les questions taboues sur lesquelles les capitales occidentales, pour la plupart anciennes ex-puissances coloniales devraient se pencher en urgence afin de limiter les dégâts collatéraux qui en résultent. L’immigration clandestine est un problème aux diverses ramifications dont la solution idoine demeure une approche pédagogique, compréhensive, humaniste de tous ses ressorts. Ce qui nous évitera l’insigne honte d’assister au massacre de nos enfants dans le remords et la tristesse…. à bon entendeur.
Kamal Guerroua