L’Algérie fascinée par ses grands patrons

L’Algérie fascinée par ses grands patrons

Les entrepreneurs algériens passionnent le pays. Par leur réussite, leur pouvoir supposé, ils deviennent petit à petit des modèles pour la société.

Voir grand, commencer petit et aller vite. Le livre de l’universitaire Taieb Hafsi, consacré à Issad Rebrab, le plus grand chef d’entreprise algérien, est pratiquement devenu un best-seller en Algérie.

Le débat sur les secteurs privé et public est régulièrement abordé dans la presse nationale et y tient une place aussi importante que l’état de santé du président Abdelaziz Bouteflika ou la guerre d’indépendance. C’est dire l’engouement des Algériens pour les grands patrons. « Tout le monde veut savoir comment ils ont fait pour en arriver là », explique Nordine Grim, auteur de Entrepreneurs, pouvoir et société en Algérie. « Dans l’inconscient des Algériens, nourris au biberon du socialisme, un privé est forcément un escroc ou un voleur potentiel », poursuit-il.

Pour l’économiste Abderrahmane Mebtoul, « ces nouveaux patrons arborent un profil anti-Khalifa [Rafik Khalifa, homme d’affaires trentenaire à l’ascension fulgurante, fut impliqué dans divers scandales de corruption qui provoquèrent sa chute dans les années 2000, NDLR] ». Et de préciser : « Ces chefs d’entreprise ne se contentent pas d’importer, ils produisent de la richesse, créent des emplois, s’exportent à l’international. Ce n’est pas un mince exploit dans un pays qui, un demi-siècle après l’indépendance, s’appuie toujours sur une économie rentière, où les hydrocarbures représentent 98 % des exportations, et où les importations 70 à 75 % des besoins des ménages et des entreprises. »

Anatomie de l’entrepreneur algérien

Il existe un « profil type » de l’entrepreneur algérien, analyse le sociologue Nacer Djabi. « Sauf exceptions, ces hommes ont tous la même origine. Ils viennent de la région d’Oued Souf, dans le sud de l’Algérie, et du Mzab (plateau sud du pays), qui fournit de larges bataillons d’entrepreneurs. Malgré la pauvreté de la région, il y a là-bas une culture entrepreneuriale très poussée, une culture de la solidarité et de l’entraide qui est moins présente ailleurs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette région représente près de 30 % de la production agricole du pays », observe-t-il. Le spécialiste évoque également la Kabylie (région berbère), d’où est issue la grande majorité des entrepreneurs. « Ce sont des régions où il y a eu une vieille tradition d’immigration : des Algériens qui ont été occupés par la France pendant près d’un siècle, une population partie dans l’Hexagone dans les années 1910, 1920, 1930 comme ouvriers et revenue cinquante ans plus tard comme entrepreneurs. Ce sont toutes des entreprises familiales », précise M. Djabi.

Dans un premier article, des patrons algériens prenaient leurs distances avec Bouteflika. Suite de notre galerie de portraits.

Djillali Mehri, le doyen des entrepreneurs

Djilali Mehri reçoit Le Point dans sa luxueuse résidence du domaine du Pré-Bois, dans les Yvelines. Comme l’a décrit le sénateur Jean-Marie Bockel lorsqu’il lui a remis l’insigne de la Légion d’honneur en 2011, « Mehri est un grand seigneur ». Ce septuagénaire, natif d’El-Oued, aux portes du Sahara, a étendu son champ d’activités au monde des affaires internationales dès 1965. À travers son groupe, GIMMO (Groupe d’investisseurs du Maghreb et du Moyen-Orient), il réalise des investissements dans le monde entier, et ce, dans l’industrie, le commerce, le bâtiment et les services. En Algérie, il est actionnaire principal de Pepsi-Cola. « J’ai appris le métier dès l’âge de 15 ans en aidant mon père, qui était l’un des plus importants grossistes dans l’agroalimentaire de la région », se remémore le septuagénaire. C’est pour cette raison que Djillali Mehri prétend que les entraves administratives et politiques en Algérie sont « exagérées ». Le milliardaire croit plutôt à l’effort et à la persévérance : « Il faut compter sur soi-même et avoir confiance dans son pays », insiste-t-il. Lorsque l’on suggère qu’en Algérie l’économie est otage du politique – ce que de nombreux entrepreneurs regrettent -, M. Mehri dédramatise et insiste pour souhaiter un prompt rétablissement au président Bouteflika qui, selon lui, « a fait beaucoup de bonnes choses pour la nation ».

Celui qui, en 1985, devenait le second employeur de Bretagne en reprenant les ateliers Chaffoteaux et Maury, alors en dépôt de bilan, est aujourd’hui le doyen des entrepreneurs algériens et un véritable gourou dans sa région d’El-Oued. Ses dons généreux aux hôpitaux, ses oeuvres de charité et ses aides aux jeunes entrepreneurs ainsi qu’aux artistes sont connus dans toute la région, et même au-delà. Cheveux blancs éclatants, toujours un cigare à la main, « l’artiste », comme il se surnomme lui-même, part à la conquête du tourisme. « Il ne faut pas compter sur notre rente liée aux hydrocarbures. C’est un héritage, pas le fruit de notre travail », rappelle ce fils du désert qui croit au potentiel de l’Algérie. L’homme vient de sceller un partenariat avec Accor de 36 hôtels (Ibis et Novotel), « car il faut bien accueillir les touristes ». Industriel mais aussi amateur d’art, il possède la plus grande collection d’orientalistes, dont celle du peintre Étienne Dinet à qui il voue une véritable passion. À la veille des élections présidentielles de 2014, l’homme d’affaires avoue mezza voce que les entrepreneurs auront leur place sur l’échiquier politique. « Je me prononcerai le moment venu », confie-t-il, faisant planer le doute sur ses intentions de vote.

Laïd Benamor, le semeur

Laïd Benamor fait partie des modestes entrepreneurs qui se développent à une vitesse fulgurante. « Cet homme a transformé son milieu », avance le professeur et chercheur en management Taieb Hafsi. « Il a fait de la région sèche et aride de Guelma (nord-est de l’Algérie) une région verte et rouge, où les producteurs de tomates sont très nombreux », ajoute l’universitaire. Le groupe Benamor, c’est avant tout une histoire de famille. Le père de Laïd avait construit une petite usine qui produisait de la conserve de tomate. Lorsque son fils lui a succédé, il a réalisé que le problème le plus important était de s’approvisionner en légumes. Nombreux sont ceux qui lui assurent que le climat de son pays n’est pas favorable à la culture de la tomate. Ce natif de Guelma s’est alors demandé comment faisaient les Espagnols, où règnent les mêmes conditions climatiques. Il se rend donc en Espagne et revient avec des experts qui le conseillent.

Le quadragénaire au visage jovial développe une pépinière et encourage les agriculteurs algériens à produire de la tomate. Réticents au départ, les cultivateurs se lancent lorsque le chef d’entreprise leur promet de compenser une partie de leurs pertes si les rendements ne sont pas suffisants. Pari gagné : à la grande surprise des agriculteurs, les rendements sont considérables. Aujourd’hui, le groupe Benamor est leader sur le marché national de la tomate, du couscous et de la confiture. « Ce qui force l’admiration des Algériens pour ce patron, c’est qu’il exporte même les produits traditionnels tunisiens en Tunisie », décrypte M. Hafsi. Le « test de la tomate » ayant été concluant, le groupe cherche à renouveler l’expérience avec le blé qu’il importait auparavant du Canada pour faire du couscous. « Le blé algérien, qui hier était de mauvaise qualité, est à présent l’un des plus compétitifs au monde, grâce à l’expertise étrangère et à l’apport des nouvelles technologies », avance Taieb Hafsi, qui, après avoir consacré un ouvrage à Issad Rebrab, est en train de rédiger un nouveau livre destiné à mettre en lumière les entrepreneurs qui, selon lui, se soucient du devenir de leur société. Implanté dans la wilaya de Guelma, le groupe Benamor a réussi, en moins de trois décennies, à se hisser parmi les trois plus grands producteurs nationaux de semoule, de farine et de couscous.

Les barons de l’ombre

Le portrait, certes flatteur, de ces capitaines d’industrie ne doit pas faire oublier les barons de l’ombre, tempère l’économiste Abderrahmane Mebtoul. « Les plus grosses fortunes d’Algérie ne se trouvent pas nécessairement dans la sphère réelle, mais au niveau de la sphère informelle, notamment marchande, qui contrôle 65 % des produits de première nécessité : fruits et légumes, marché du poisson et de la viande, mais aussi textile. » Pour le spécialiste, cette sphère liée à la logique rentière tisse des liens directs avec le pouvoir , « ce qui explique qu’il est plus facile d’importer que de produire en Algérie ».

Pourtant, il y a bien une valeur ajoutée chez ces entrepreneurs, estime le sociologue Nacer Djabi. « Même peu nombreux, ces chefs d’entreprise, dans la sphère réelle, ont un visage. Ils sont devenus des personnalités publiques et légitimes. Ils ont amassé beaucoup d’argent et commencent à afficher des ambitions qui dépassent le cadre industriel. » Dans une Algérie désorientée, en quête de modèles et de valeurs, Nacer Djabi explique qu’un Benamor, par exemple, constitue une référence. Le spécialiste des entreprises Nordine Grim partage ce constat, rappelant qu’il ne reste plus que 1 400 entreprises dans le secteur public algérien. « Le privé est amené à jouer un rôle de plus en plus important compte tenu des défis que devra relever l’Algérie de demain dans les secteurs de la démographie et de l’emploi », soutient-il. C’est aussi pour cette raison que, même s’ils s’en défendent, ces hommes seraient conscients du poids politique qu’ils pèsent…