L’Algérie, domaine du débordement, un pays où on peut que revenir

L’Algérie, domaine du débordement, un pays où on peut que revenir

20 août. Orly. Ciel gris. Atterrissage. Je retrouve ma terre natale. Applaudissements. Je ne sais pas si on applaudit encore beaucoup ailleurs, sur d’autres liaisons aériennes…Je n’en ai pas beaucoup le souvenir. Mais sur Aigle Azur, ou Air Algérie, ou sur un vol Alger-Paris, je ne sais pas, mais ça ne m’étonne pas.

Une histoire de bruit et de pulsion. Que rien n’arrête. Ou tout au moins, que les Algériens arrêtent moins que d’autres. Derrière moi, j’entends « Mleh l’atterrrrissage « …



Après un mois de débat sur la daridja en Algérie, j’en ai conclu une seule chose à cet instant précis: j’adore cette langue. Elle accueille ce qui se présente à la pensée avec une plasticité phénoménale, un sens de l’opportunité tout à fait anglo-saxon, mais avec toutes les rues d’Alger réunies dans l’intonation, les mains ébouriffant les cheveux des enfants, les accolades des hommes, les « wech rak ? labas ? ça va ? ou eddrari, ça va ? », les « zid, zid, zid » des « parkingueurs », le « ibi3 » de l’acheteur d’occasions qui pousse son cri dans les quartiers, les jours de week-end.

Une langue à l’image de cette Algérie si plurielle. Si unique. Si créative sous les interdits, si vivante dans la mal vie. « Mleh l’atterrrrissage »… et le commandant de bord annonce 19°C de température extérieure. Je pense aux bougainvilliers écarlates, au ciel bleu, aux cigales. Envie immédiate de repartir, de revenir.

Revenir. Je vais en France, mon pays, et je veux revenir en Algérie… Le verbe est fort et m’interpelle à chaque décollage, à chaque atterrissage depuis 12 ans. « Mleh l’atterrrrissage »…

Tout ce que je sais, c’est qu’il faut que je continue d’entendre ça, toute ma vie. Seule certitude sur le tarmac d’Orly. Il faut que j’entende ces voix toujours plus hautes que les autres, que j’entende la lumière de ces visages qui rient de tout, toujours, dans ce pays qui, pourtant, malmène…

Il faut que j’entende les sourires de ceux qui pourtant se fâchent, se réconcilient, s’aiment et se haïssent, partent, reviennent, parodient, tempêtent, désespèrent, « débrouillent », croient, qui ont le pays dans le sang, le cœur, l’âme, un pays qui déborde. Tout déborde.

La discipline maîtresse en Algérie, le commentaire

« Mleh l’atterrrrissage », ça résume tout. L’atterrissage est doux, parfaitement réussi, pas de choc. Nous l’avons tous pensé sans doute, mais il s’est trouvé un Algérien pour le dire, haut et fort. Parce que ça déborde. Et qu’il n’y pas de place pour la rétention, il y en a trop, de rétentions. Alors, on entre dans la discipline maîtresse en Algérie, où tout le monde est d’avance médaillé d’or : l’art du commentaire. A voix haute. Bilingue de préférence. Au minimum. Souvent en tout cas.

Je me dis alors que si un jour je devais rentrer en France, il faudrait que j’habite Barbès, Saint Denis, Les Ulis, Trappes…Nulle part ailleurs. Et encore, ce ne sera pas l’Algérie, pas les mêmes intonations, pas la même bienveillance, car pas les mêmes violences non plus…Ce serait trop calme sinon, trop clinique.

Il faudrait que je continue d’entendre ce supplément de vie qu’il y a chez les Algériens, cette lumière travaillée par l’obscurité des questionnements, des duretés quotidiennes, des rêves archivés, des espoirs en instance, de ces liens et lieux qui travaillent au corps et labourent l’âme.

Paris est belle, Alger est magnétique

Il faudrait que je voie toujours ces gestes emphatiques qui bouleversent le paysage quotidien et font d’Alger un théâtre, une fourmilière lascive, pendant que les autres font de Paris une machine marchant méthodiquement vers quelque chose qui semble important, ou qui s’en donne l’air…laissant l’important en chemin. Paris est belle, Alger est magnétique.

28 août. Veille de départ, de retour…terrasse de café, boulevard St Michel. Boire Paris avant de partir. Avoir sa dose. Comme Albert Camus buvait les étoiles de Belcourt. Tout va bien. Deux Algériens s’installent à la table d’à coté : alors tout va mieux. Ils parlent fort, s’agitent, rient. Les autres les regardent. Je ne les vois pas mais les entends. J’ai envie de leur dire merci, 3aichek…Supplément de vie. Ce parergon cher à Jacques Derrida, ce grand philosophe natif d’El Biar : ce supplément, ce hors-cadre, cette extériorité qui est en même temps fondement (in La Vérité en peinture, Jacques Derrida, Champs Essais, éd Flammarion, 1978).

Ce supplément qui trahit un manque originaire à partir duquel la pensée opère, qui est le cadre de la pensée…L’Algérie est le domaine du débordement.

Alors quand vient le 29 août…à Orly, je sais que je rentre. Que je reviens. « Départs, departures » s’inscrit en belles lettres blanches sur la façade vitrée et bleutée du hall d’entrée du terminal Sud. J’entre, j’enregistre, je médite. Et pour la première fois de ma vie, je ressors de l’aérogare après l’enregistrement. J’ai une photo à faire.

C’est l’Algérie, l’instigatrice sournoise, qui chuchote dans mon cœur

« Départs, departures » sont pour moi « retour, retours ». Alors je tire de mon sac le livre que j’avais mis au programme du vol : « Retours en Algérie », d’Akram Belkaïd (Carnets Nord, éd. Montparnasse, 2013).

Des lignes parallèles s’arrangent d’elles-mêmes : « Départs » en lettres blanches sur la façade de l’aérogare/ « Retours » en lettres blanches sur la couverture du livre, ciel bleu d’Orly/ciel bleu d’Alger…parallélogrammes. La photo résume tout, déploie tout. Je retourne à mon supplément de vie. Un supplément bien essentiel…

Retour vers les « grandes amplitudes lumineuses » d’Alger et son « ciel cristallin de septembre »(p.18). L’auteur, questionnant son propre retour après une longue absence, décrit ce moment de doute qui l’habite avant la traversée. Il cite alors, et récite, la sourate Al Nass, que je me souviens avoir fait apprendre à mes enfants, au primaire…ce chuchotement dans la poitrine des hommes contre lequel il faut lutter.

Mais moi, je sens que c’est l’Algérie, l’instigatrice sournoise, qui chuchote dans mon cœur…sournoise, mais bienveillante. Rusée plutôt. Qui sait rappeler à elle, malgré nos départs. Parce qu’elle aime tant. Au fond. Avec pudeur. Samir Toumi le dit si bien : « Alger est la pudeur de ses habitants » (in Alger, le cri, p. 15, éd. Barzakh, 2013).

Alger est déjà arrivée en vous, avant vous

Alger, 23 heures locales. Aéroport Houari Boumediene. Quand vous sortez de l’aérogare à Alger, vous n’avez pas le temps de vous dire : « Ça y est, je suis arrivé à Alger ». Alger est déjà arrivée en vous, avant vous. Les portes automatiques de l’aérogare se referment sur vos valises. Le trottoir est large avant le passage piéton qui mène au parking.

Assez large pour contenir l’épais fond de nuit étoilée moite et dense qui vous enveloppe, vous arrête. Vous n’avancez plus. Alger donne son tempo. Euwww! Bl3aqel! (Doucement !). Check point.

Puis Alger vous dit, ou du moins elle me dit : « Entiya, 3lach ruhti? Ayya, maalich, arwahi… » (Toi là, pourquoi es-tu partie ? Allez, ça ne fait rien, viens). Et elle balance ses grillons dans les fourrés de l’allée couverte du parking, puis du raï par ci, des sourates coraniques par là, au hasard des voitures ralenties par les traditionnels barrages de la Moutonnière.

On a l’impression d’être au café, en entendant les conversations animées du véhicule d’à côté, compagnon de route dans les accélérations et décélérations…

Le gendarme du barrage, épaules levées, coudes pliés, les deux mains ouvertes pivotant vers le ciel, a l’air de vous dire « wech?! » (Quoi ? Qu’est-ce que tu fais, là ?!) quand vous oubliez de passer des phares aux codes…et puis, forcément, le truc incontournable, inévitable, le bus tout pourri chargé de supporters qui dépassent de partout, qui chantent, frappent des mains, et balancent leurs drapeaux, pour je ne sais quel match de foot.

Et puis la timeline du front de mer…

Et voilà. C’est reparti. L’Algérie a modifié mon ADN, a bousculé mon for intérieur pour s’y faire une place débordante. Jamais de mesure avec ce pays de toutes façons. Il suffit de voir le bleu du ciel pour s’en convaincre.

L’Algérie a fait son nid, beaucoup de petits, qui ont tous grandi, débordent, piaillent et s’agitent. Bruits, gestes, vie. « Amplitudes lumineuses » en pleine nuit. Alors c’est reparti. Comme si on n’était jamais parti. Comme si on devait toujours revenir. Comme si on ne pouvait querevenir.