L’alcool en Algérie, business is business…

L’alcool en Algérie, business is business…

2012_ALCOHOl_764929740.jpgDifficultés administratives, mesures politiques, pudibonderie… Les bars ferment les uns après les autres en Algérie. Mais ceux qui résistent ne désemplissent pas. Et les importations augmentent.

Devant le cabaret, à la sortie d’une grande bourgade située sur la route nationale Alger-Jijel, une affichette annonce un spectacle de Cheba Warda Charlemagne, vague starlette de la chanson raï. Pour y entrer, il faut débourser 3 000 dinars (environ 30 euros) donnant droit à quatre boissons avec ou sans alcool. Il est à peine 22 heures, en ce deuxième week-end de novembre, et l’établissement est plein comme un oeuf.

Écrans plasma diffusant des clips, fauteuils et sofas confortables, bars, serveurs tirés à quatre épingles… l’endroit est tout sauf glauque et miteux, contrairement à beaucoup en Algérie. Avachis dans les fauteuils, des couples se bécotent, se frottent, d’autres se déhanchent sur le dance-floor. De l’ouverture jusqu’à la fermeture des lieux, vers 3 heures du matin, une ribambelle de filles en petite tenue, décolletés plongeants ou jupes moulantes qui dissimulent à peine les sous-vêtements, font la ronde pour inciter les hommes à boire, à offrir un verre ou à monter à l’étage pour une passe à 25 euros.

Alcool et sexe. Ici, l’un ne va pas sans l’autre. À en juger par les rondes des entraîneuses et le nombre de cadavres de bouteilles de bière, de whisky ou de vodka alignés sur les tables basses, on peut croire que les clients dépensent sans compter. Éleveur de bétail, Nabil, 35 ans, y a ses habitudes. Deux à trois fois par semaine, il y dépense une petite fortune. « Pas de loisirs, pas de visa pour l’étranger, plus de bordels, il nous reste l’alcool et les « filles de joie » pour nous amuser et échapper à un quotidien difficile, résume-t-il en sifflant sa vodka. La mosquée pour les croyants, les bars pour les mécréants. » Des clients comme Nabil sont légion dans ce cabaret, tant et si bien qu’on le surnomme « la maison qui bouffe les foyers » : beaucoup d’hommes, noyés dans les vapeurs d’alcool et les jupes de femmes, y ont laissé toutes leurs économies.

Bigoterie, interdits et oukases de l’administration d’un côté, hausse frénétique de la production, de l’importation et de la consommation de l’autre, la société algérienne nage en plein paradoxe. Plus on ferme de bars, plus les points de vente de boissons alcoolisées prolifèrent. Selon un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) divulgué en août, l’Algérie est le deuxième consommateur d’alcool au Maghreb.

Une dizaine de personnes se partagent le marché

Une autre étude, réalisée par l’Association des producteurs algériens de boissons (Apab), indique que la consommation annuelle par habitant serait en 2013 de 4,4 litres, rien que pour la bière. Le montant des importations de cette dernière – alcool préféré des Algériens – est ainsi passé de 1,4 million de dollars (976 746 euros) en 2009 à 14 millions de dollars en 2013. Mais on compte encore aujourd’hui sept brasseries, trois sociétés de production vitivinicole, sur un marché qui génère 35 000 emplois directs et indirects et un chiffre d’affaires de 1,5 milliard d’euros… Pour une population de 39,2 millions d’habitants majoritairement croyants et pratiquants. Dans un pays où la religion prohibe la consommation d’alcool, ces indicateurs sont plutôt éloquents !

Chérif accepte de nous recevoir dans les locaux de sa compagnie à condition de respecter son anonymat : « Je ne tiens pas à ce que l’on connaisse mon identité. Dans ce métier, plus on est discret, mieux on réussit. » Nous sommes dans un vaste hangar situé dans la banlieue sud d’Alger. D’un mur à l’autre, sur une cinquantaine de mètres de long, des palettes de cartons s’empilent jusqu’au plafond. Pastis, whisky, vodka, vin et bière, on y trouve de tout pour étancher la soif.

Chérif, la quarantaine à peine entamée, une allure de boulanger, est importateur. « Pendant longtemps, le monopole sur l’importation des alcools a été détenu par les enfants d’un général à la retraite, explique-t-il. Depuis le début des années 1990, le business s’est démocratisé. Maintenant, une dizaine de personnes se partagent le marché, qui se chiffre en centaines de millions de dollars par an. » Bon an mal an, Chérif – qui jure ne pas toucher une goutte d’alcool et fait ses cinq prières quotidiennes – importe d’Europe, d’Asie et d’Amérique 25 millions de dollars d’alcools.

Il peut même se permettre d’exiger de ses fournisseurs étrangers qu’ils lui livrent des bouteilles de vin et des canettes de bière sous le label et l’emballage qu’il a lui-même créés. Ses affaires sont tellement florissantes que Chérif met les bouchées doubles pour achever la construction d’un nouvel immeuble de cinq étages où installer ses bureaux, un point de vente et un show-room pour exposer ses produits.

Au début des années 1990, les islamistes ont tenté d’interdire les boissons alcoolisées – sans y parvenir.

Malgré ces bons résultats, consommateurs et professionnels évoquent avec de plus en plus de nostalgie les années 1970 ou 1980, pendant lesquelles on dénombrait plus d’une soixantaine de bars uniquement dans le centre d’Alger. « Même dans les années 1990, lorsque le terrorisme faisait des dizaines de victimes par jour, les bars restaient ouverts en dépit du couvre-feu, peste Ali Hamani, président de l’Apab. À présent, on ferme à tour de bras. »

La tentation des pouvoirs publics de régenter l’activité ne date pas d’aujourd’hui. En 1963, le président Ben Bella avait décrété que la consommation d’alcool était interdite à tous les Algériens de confession musulmane. Son successeur, Boumédiène, avait, lui, décidé en 1965 d’octroyer la licence autorisant la vente d’alcool aux anciens maquisards avant d’ordonner, au début des années 1970, l’arrachage de 90 % du vignoble algérien.

Au début des années 1990, les islamistes ont tenté d’interdire les boissons alcoolisées – sans y parvenir. Et, paradoxalement, c’est sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika que la tentation a refait surface. En 2003, les députés de l’Assemblée populaire nationale (APN) ont voté l’interdiction des importations dans le cadre de la loi de finance 2004. Toutefois, le texte ne sera jamais appliqué et sera même abrogé. L’autre tour de vis remonte à 2006, quand le ministre du Commerce, d’obédience islamiste, a décidé de restreindre l’octroi et le renouvellement des licences.

La lience expire à la mort de son propriétaire

Sous la pression des habitants de certains quartiers populaires, d’un regain de religiosité, de nouvelles réglementations, le nombre de bars et de débits diminue. Ces dix dernières années, plus de 2 000 établissements ont ainsi été contraints de baisser le rideau. Incessible et intransmissible, cette fameuse licence des Moudjahidine (combattants de la révolution) expire automatiquement à la mort de son propriétaire.

Du coup, son renouvellement est une gageure : le dossier doit obtenir au préalable l’approbation de la sous-préfecture, de la mairie, du commissariat de quartier, de la wilaya (préfecture), ainsi que le consentement du voisinage dans le cadre de l’enquête de commodo et incommodo (de l’avantage et de l’inconvénient). Parfois, il faut aussi graisser la patte d’un fonctionnaire pour obtenir la fameuse autorisation. Bref, un véritable parcours du combattant.

Autres conséquences de ce climat pudibond, les points de vente ferment à 18 heures, les bars ne servent plus d’alcool à partir de 21 heures, et certains ont même installé des judas sur leurs portes pour filtrer les consommateurs quand la soirée est avancée. « Nous sommes obligés de sélectionner les clients, confie le patron d’un hôtel d’Alger. Il n’existe aucune directive écrite obligeant à arrêter le service au milieu de la soirée, mais les gérants préfèrent vendre moins plutôt que de voir se déclencher des bagarres pouvant entraîner une fermeture. Cela dit, ni les oukases ni les pressions des islamistes et autres gardiens de la morale n’empêchent les Algériens de boire, et ce de plus en plus. »