la honte et le désespoir marquent les victimes de l’injustice, non les prédateurs, car ceux-ci n’ont ni foi ni loi et ils ne le savent même pas.
L’actualité, portant sur les dissentiments Franco-Turcs, m’a incité à relire dans une ancienne revue (EDSCO n° 61/ juin-juillet 1957), un article intitulé L’Afrique du Nord. Il est d’Yves Lacoste, un éminent géopoliticien, né à Fès au Maroc, le 27 septembre 1929. Sachons qu’il y a vécu, un temps de sa jeunesse, puis il a fait ses études en France. Vers 1950, il est enseignant au grand lycée d’Alger (Lycée Bugeaud, aujourd’hui Lycée Émir Abdelkader). Devenu membre du PCF jusqu’en 1956, il reste en relation avec les milieux anticolonialistes algériens.
Après une thèse d’État à Alger, il retourne en France en 1955, enseigne à l’université de Vincennes, fonde, en 1960, la revue Hérodote, éditée par F. Maspéro et poursuit des recherches en sciences sociales empreintes de questions politiques. En 1976, il développe son concept de géopolitique dans un ouvrage capital; La Géographie ça sert d’abord à faire la guerre et d’autres suivront et feront davantage connaître sa pensée anticoloniale. Notamment, après avoir publié Contre les anti-tiers-mondistes et contre certains tiers-mondistes (1985), il produit, en 1995, sous le titre Inventer demain, une série d’émissions de télévision sur la Cinquième chaîne française. Ses ouvrages suivants dont Maghreb, peuple et civilisation (2004, avec Camille Lacoste-Dujardin) démontrent que sa discipline, la géopolitique, procède efficacement de l’épistémologie aux questions de l’immigration. L’autorité de sa pensée «géopolitique» – au reste depuis longtemps reconnue – est définitivement renforcée par ses derniers ouvrages: Géopolitique de la Méditerranée (2006); La question postcoloniale: une analyse géopolitique (2010); Yves Lacoste: La géopolitique et le géographe. Entretiens avec Pascal Lorot (2010).
Dans la publication pédagogique (Les Éditions Scolaires) citée plus haut, une longue introduction précise à ses lecteurs de 1957: «Il [Yves Lacoste] est de ces Français qui au lieu de considérer les Africains du nord musulmans comme des inférieurs, les ont toujours traités en égaux et sans préjugés, ont su étudier leur histoire et leur vie en restant objectifs. Il a le grand mérite de présenter dans ce «Document» un petit résumé très dense, mais qui sait toujours rester clair et explicatif, de l’histoire de toute l’Afrique du Nord depuis les origines jusqu’en 1956.» Aussi, pouvons-nous lire, en feuilletant les pages 28-72 et passim de l’article signalé, et y retrouver l’oeuvre «civilisatrice» de la colonisation française en Algérie. En voici un rapide aperçu, quelques courts extraits de l’article d’Yves Lacoste: «Caractères du Maghreb à la veille de la conquête coloniale: Si au début du XIXe l’Afrique du Nord n’avait certes rien des caractères de pays «modernes» (dont les seuls exemples dans le monde de l’époque étaient ceux de l’Europe occidentale), elle était loin d’être, comme on se complait trop souvent à le laisser croire, un pays sauvage, vide, barbare, en proie aux convulsions de l’anarchie, soumis aux caprices sanglants de «tyrans». […] L’Afrique du Nord était donc loin d’être ce pays vide et barbare où la colonisation aurait tout apporté. Le Maghreb au début du xixe présentait de nombreuses ressemblances économiques et sociales avec certains pays européens. Certes la colonisation a brisé les cadres de ce système féodal endormi et elle a jeté l’Afrique du Nord dans le monde moderne, dans le système capitaliste. Mais à quel prix!!! Cela justifie-t-il historiquement le colonialisme? Certains pays d’Europe centrale et méridionale, la Russie des Tsars, qui étaient au début du xixe presque aussi «endormis» que le Maghreb se sont transformés progressivement sans être colonisés. […] Il est vain de refaire l’histoire: du moins doit-on empêcher qu’elle soit faussée pour la justification d’agissements présents et futurs.»
L’auteur rappelant les débuts de la conquête 1830-1834 et décrivant «La prise d’Alger» et «L’insurrection algérienne», retrace le bilan de la commission d’enquête de 1833: «Le bilan des méfaits causés dans les trois premières années de guerre est extrêmement lourd. […] Nous avons réuni au Domaine les biens des fondations pieuses; nous avons séquestré ceux d’une classe d’habitants que nous avions promis de respecter; nous avions commencé l’exercice de notre puissance par une exaction (un emprunt forcé de 100.000 F); nous nous sommes emparés des propriétés privées sans indemnité aucune et le plus souvent nous avons été jusqu’à contraindre des propriétaires expropriés de cette manière à payer les frais de démolition de leurs maisons et même d’une mosquée. […] Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduits, égorgé sur un soupçon des populations entières qui se sont trouvées ensuite innocentes. […] Il s’est trouvé des juges pour les condamner et des hommes civilisés pour les faire exécuter. Nous avons débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser.»
Au cours de l’occupation restreinte, «L’armée voyait dans l’Algérie son domaine. […] Une partie des milieux catholiques rêvant de croisades (Louis Veillot qui sera le secrétaire de Bugeaud, n’écrit-il pas «Les derniers jours de l’islamisme sont venus… Alger dans vingt ans n’aura d’autre Dieu que le Christ»).» La guerre générale contre Abdelkader (1840-1847) a eu ses méthodes terrifiantes, diverses et variées sous les commandements de Bugeaud et «ses auxiliaires les Pélissier, les Saint Arnaud, les Montagnac, les Lamoricière, les Cavaignac ont laissé témoignage de ces exactions, de ces exterminations massives: «nous tirons peu de coups de fusil, nous brûlons des douars, tous les villages, toutes les cahutes» (Saint Arnaud, 5 avril 1842) «on ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. Des combats? peu ou pas.» (5 juillet 1842) «Il était deux heures, le gouverneur était parti: les feux qui brûlaient encore dans les montagnes m’indiquaient la marche de sa colonne.» (8 février 1843). Le duc de Rovigo déclarait: «Apportez des têtes! Bouchez les conduites d’eau crevées avec la tête du premier bédouin que vous rencontrez» (Christian «L’Afrique française», p. 144). C’était l’époque où la paire d’oreilles était payée 10 francs où l’on vendait femmes et enfants par centaines, c’était l’époque des enfumades de tribus entières réfugiées dans des grottes (Cavaignac chez les Sbeahs, Pélissier chez les Ouled Riah en 1845, suivis par Saint Arnaud). La nouvelle des cruautés inouïes n’est pas sans provoquer une vive émotion en France où certains auteurs les excusent par le rôle «civilisateur» de la France (déjà)! […] Cette guerre d’extermination apporta profits et grades aux généraux mais de grandes souffrances à l’armée française; l’épuisement, les maladies, les suicides firent plus de victimes que les combats. «J’ai vu des masses d’hommes jeter leurs armes, leurs sacs, se coucher et attendre la mort, une mort certaine, infâme» (Saint Arnaud). Le nombre de déserteurs fut très grand et un tarif fut établi pour le paiement de primes aux Arabes par tête d’insoumis livrés aux Français. En 1847, la guerre avait coûté 40.000 Français et 500 millions de francs de l’époque.»
L’auteur poursuit son analyse par «Les dernières étapes de la conquête se sont caractérisées par la tentative d’élimination du peuplement indigène: »Outre le souci de soumettre la population d’Algérie, ces guerres qui furent particulièrement horribles; semblent avoir eu, pendant plus d’une vingtaine d’années, un autre but tout au moins pour un certain nombre d’officiers et de colons: exterminer les populations algériennes ou en tuer le plus grand nombre possible. Si le comportement de certains généraux releva d’une véritable psychose sadique, l’ensemble des opérations semble relever d’un plan conscient. »Les généraux élevèrent la dévastation à la hauteur d’une doctrine. Ils ne brûlèrent pas le pays en cachette et ne massacrèrent pas les ennemis en faisant des tirades humanitaires. Ils s’en firent gloire, tous (C.A. Julien, p. 62) […] «Le ministre de la guerre Gérard déclarait en 1832: «Il faut se résigner à refouler au loin, à exterminer même la population indigène. Le ravage, l’incendie, la ruine de l’agriculture sont peut-être les seuls moyens d’établir solidement notre domination. » Et Bugeaud, le 14 mai 1840, de proclamer: «Partout où il y aura de bonnes eaux et des terres fertiles, c’est là qu’il faut placer les colons sans s’informer à qui appartiennent les terres.»
Le lien entre extermination et colonisation a été reconnu et décrié par de nombreux historiens français dont certains sont pourtant peu suspects d’anticolonialisme. Autrement dit: L’histoire n’a qu’une seule loi: sa propre vérité.
Ce n’est là qu’un survol de l’«oeuvre de civilisation» produite par la colonisation française en Algérie. Cette «civilisation», assez méconnue ou ignorée, a évidemment atteint l’extrême de l’horreur (la guillotine surnommée «la veuve» et la torture à la chaîne) pendant la guerre d’Algérie de 1954 à 1962. Durant celle-ci tout le peuple algérien, combattant suprême, s’est dressé contre l’armée d’occupation en acceptant tous les sacrifices pour la libération nationale activée par deux organisations populaires intimement liées: le F.L.N et l’A.L.N. Le peuple algérien, victorieux le 5 juillet 1962, est le seul héros, car il compte parmi les siens plus d’un million et demi de martyrs… L’histoire ne les oublie pas, ils sont dans ses plis de gloire, tout comme les héros de l’Algérie de tous les temps.