REPORTAGE. Dans les rues étroites et pentues de la Casbah, seuls les ânes peuvent s’acquitter de cette tâche ingrate : ramasser et transporter les tonnes d’ordures que déverse cette cité populaire d’Alger. La tradition qui remonte à la Régence d’Alger, perpétuée durant la colonisation française, se poursuit encore aujourd’hui. A la Casbah d’Alger, si l’âne faisait défaut, la cité s’écroulerait sous les ordures. Notre reporter a passé quelques jours avec ces sympathiques animaux.
« Ils peuvent commencer à travailler à partir de 5 ans. Jusqu’à 30 ans maximum. Mais ceux que nous exploitons pour porter les déchets commencent dès l’âge de 8 ans. A cet âge-là, ils sont suffisamment costauds et peuvent porter jusqu’à 50 kilos de déchets par tournée », explique Mme Taouint, vétérinaire chargée de veiller à la bonne santé des ânes de la Casbah.
Hiiiiiihannn, brait un baudet dans l’écurie comme pour confirmer ce que vient d’affirmer la vétérinaire.
36 baudets de l’écurie de Oued Koriche

Ils viennent tout juste d’être toilettés et de se faire raboter les sabots. Les 36 baudets de l’écurie de Oued Koriche sont soignés et nourris convenablement. C’est qu’ils ont pour lou
rde tâche de transporter les déchets de la Casbah jusqu’à la décharge. De 5 heures du matin à 13 h 30 environ, chargés de chaque côté, les baudets montent les marches de la vieille cité turque. Sous une pluie d’insulte et parfois de coups…des enfants et adultes de la Casbah.
L’introduction de l’âne dans la cité de la Casbah pour collecter les ordures remonte, selon divers témoignages, à l’époque où la ville était encore so
us la Régence d’Alger, c’est-à-dire sous occupation ottomane. La tradition s’est perpétuée durant la colonisation française et ensuite après l’indépendance du pays en juillet 1962.
Le bonheur est dans l’enclos
Ils montent en procession vers la décharge appelée «
La Fosse ». Placée en hauteur sous la muraille de La Casbah en direction de Soustara, la décharge a deux conduits métalliques dans lesquels sont jetées les ordures qui atterrissent dans un enclos où attend un semi remorque.
A 9 heures du matin, le semi remorque de 20 tonnes est plein et part décharger ailleurs. Les baudets déchargés de leur fardeau font troupe devant « La Fosse ». Allégés, certains trouvent l’endroit idéal pour soulager leurs intestins. Un agent tapote gentiment le museau d’une bête. La connivence qui lie l’agent de Netcom, l’entreprise chargée du ramassage des ordures à Alger, au baudet n’a rien de comparable avec celle du jockey et du cheval.
L’homme qu’une tâche ingrate lie à la bête n’a pas le désir de voir s’installer entre eux une relation. Cette tâche ingrate ne fait naître que l’indifférence. D’ailleurs chacun préférerait se passer de la présence de l’autre. « Cela fait 7 ans que je travaille pour Netcom en CDD », raconte un jeune ouvrier. Un autre poursuit « vous savez ce que c’est que de travailler ici ? On est insulté par les gens, parfois ils nous jettent des sacs d’ordures sur la tête. Ca craint de venir à la Casbah. Ce n’est pas un boulot ça ! Et pour combien ! ».
La casbah menacée de tomber en ruines
L’ouvrier a les sourcils épais et broussailleux, les cheveux châtain roux et les yeux noisette. Il est tout en muscles. Ton tee-shirt crasseux laisse voir un tatouage sur son avant bras gauche. Un tatouage qui en dit long : « pourquoi moi » sans point d’interrogation. C’est ce que doit penser le baudet aussi. Lui, a défaut de tatouage pour dégueuler à la face du monde, se contente de mouches entêtées.
Venues plus nombreuses depuis qu’il a fait ses besoins, elles sont attirées par les quelques plaies qu’il s’est fait lors de la montée des ordures. C’est que la « nouvelle » Casbah n’est pas adaptée au travail des baudets.
Menaçant de tomber, les maisons sont soutenues par de gigantesques poutres de bois qui prennent appuis dans la rue. Le baudet chargé de deux couffins d’ordures
doit négocier avec les poutres pour passer. Quand ce n’est pas le couffin qui prend un coup, c’est la patte de l’animal. Les plaies sont vite soignées par le vétérinaire de l’écurie pour éviter l’infection…et les mouches.
Les ânes bichonnés
Mais là, dans la décharge, éviter les mouches c’est comme passer entre les gouttes quand il pleut. Et les baudets l’ont bien compris. Ils attendent que le groupe finisse de décharger pour repartir jusque l’écurie de Oued Koriche. Où, enfin, ils pourront manger du foin et de l’avoine, être lavés à grande eau, boire et se faire soigner contre la gale et autres formes de parasites, nombreux entre mai et septembre. Ils vont pouvoir braire à leur aise et se frotter le museau les uns les autres pour satisfaire à la démangeaison.
Les morts du cimetière d’El Kettar, situé juste au-dessus, ne peuvent être dérangés par ce voisinage bruyant. Dans l’enclos de Oued Koriche, les baudets sont divisés en deux écuries. Et c’est respect et loyauté pour les compagnons d’écurie. Et pour la vétérinaire, bien sûr, qui intervient toujours à temps lorsque deux baudets d’écuries voisines se retrouvent face à face. Ils pensent à l’enclos maintenant qu’ils sont dans la décharge. Et aujourd’hui c’est une bonne journée puisqu’on ne dénombre aucun blessé, aucune victime. Côté ânes.
A l’arme blanche
« J’ai été appelé à 5 heures de l’après midi une fois et conduite à la Casbah. J’ai trouvé un baudet en sang, la gorge tranchée. Impossible à sauver. Il s’était fait mordre par un Pitt bull. Il en a fait de la chair à pâté », raconte Mme Taouint, vétérinaire.
Les agents de Netcom ne sont pas les seuls à se faire agresser. Les ânes aussi. Ils sont frappés par les enfants et parfois par des adultes. Ils sont parfois tailladés par une lame tranchante. « Et c’est plus fréquent qu’on ne le croit », raconte la vétérinaire. Il lui est arrivé de voir un agent de Netcom donner un coup de pied à l’âne. Au cou, plus précisément.
Les hommes aussi ne sont pas à l’abri des agressions
Questionnaire, rapport, l’agent a été sévèrement sermonné par Netcom qui ne laisse pas passer ce type d’agissement selon la vétérinaire. M. Souissi, chef technique, en profite pour déclarer que ses hommes aussi se font agresser et son supérieur, M. Mesmoudi (rencontré à l’école Netcom de Bab El Oued) avoue qu’il a peur parfois de laisser ses hommes à 5 heures du matin à la Casbah.
En hiver les horaires passent à 7 heures du matin, et cela reste dangereux. Car il fait nuit. Mais là, il est presque 9 heures et les ruelles en escalier de la Casbah sont pleines de monde.
A cette heure-ci, 22 baudets sont à l’œuvre puis seront remplacés par 14 autres pour une autre tournée. A peine déchargées, les poubelles s’entassent aussitôt. Dans la rue qui mène vers la prison Serkadji, des balayeurs permanents sont postés. Une équipe de l’entreprise nationale Asrout regarde les sachets d’encombrants. Des gravats, des pierres, des morceaux de bois sont amoncelés dans de grands sacs de jutes.
L’équipe d’Asrout leur fait face. Par quel bout commencer ? Des sacs comme ceux-là sont jetés par milliers dans les espaces « vides » de la Casbah. Là où fut érigée une maison. Une fois démolies, ne subsiste que ces matériaux durs. Et pour faciliter les tâches aux ouvriers de Netcom et d’Asrout, les gens ont décidé d’y jeter également leurs déchets domestiques.
Des frigos et des canapés de tissu servir de dortoir
En face de chez eux. Mais ce n’est pas grave, les fenêtres de la Casbah ne sont pas grandes, voire inexistantes. Et les terrasses ne laissent percer que lumière et bleu du ciel. Seuls les rats et les chats trouvent leur compte dans ces espaces d’ordures fait de dur et de mou. Il y a de quoi manger, se faire les ongles sur de vieilles planches de thuya et se prélasser. On a vu des frigos et des canapés de tissu servir de dortoir !
« C’est un vrai problème ces décharges sauvages. Elles occupent parfois la place de 5 ou 6 maisons démolies. On a tenté de mettre des niches : des sites où les habitants pouvaient entreposer leurs ordures. Loin de chez eux et suffisamment commodes pour permettre une décharge facile aux baudets et aux ouvriers mais les gens ne veulent pas se déplacer jusqu’aux niches. Si ça ne tenait qu’à eux, on viendrait prendre leurs poubelles directement à domicile. Moi je ne suis pas satisfait de la propreté de la Casbah par ce qu’elle n’est pas propre » !
« J’ai pas envie de parler de la casbah »
M. Mesmoudi n’est pas le seul à ne pas être satisfait de la propreté de la Casbah. Un vieil homme assis sur les marches qui mène à sa maison discute avec un voisin chargé de courses. Une petite fille d’environ 7 ans joue à proximité. « J’ai pas envie de parler de la casbah. Ca me fait trop mal au cœur. J’ai 82 ans. Mon père et mon grand-père sont nés ici. C’est pas la casbah que j’ai connue (…) Oui c’est sale mais ce ne sont pas les gens de la Casbah. Ils sont pas d’ici ceux qui jettent comme ça », explique l’homme assis à son perron.
Le voisin prend le relais : « Cet homme-là c’était mon prof quand j’étais dans les scouts. A l’époque coloniale si les ordures étaient jetées après les heures de passage, c’était une amende ! ».
Les baudets pourraient être d’accord. Plus haut dans la rue, un ouvrier de Netcom prend les ordures à la pelle et les enfonce dans les couffins. Chaque âne peut porter jusqu’à 50 kilos lors d’une tournée et il en fait trois dans la journée. Ce qui fait un ramassage de 150 kilos par jour et par baudet. Et il en reste encore tellement…Les gosses s’amusent au passage du baudet (ou de l’homme ?). « Oh un âne qui pousse un âne ».
Reportage Zineb A. Maïche