Spécialiste de l’étude des violences en situation coloniale et plus spécifiquement en Algérie, l’auteure Raphaëlle Branche fait partie aujourd’hui des historiennes les plus reconnues en France dans le domaine colonial.
« La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) » de Raphaëlle Branche, est un nouveau livre qui vient de paraître et qui vient s’ajouter à d’autres qui décrivent plus ou moins le système de la torture érigé en mode opératoire par l’armée française durant la période de la guerre de libération (1954-1962) et même durant toute la période de la colonisation, qui a commencé en 1832.
Les horreurs, les crimes monstrueux, les tortures horribles et inhumaines commises par la France sur la population algérienne, sur ses combattants, sur des femmes et des enfants au cours de ces huit années de guerre, tortures et crimes commis par des généraux, des colonels, et notamment par les parachutistes, tortures et crimes connus et couverts par les gouvernements successifs français, n’ont jamais été portés à la connaissance de l’opinion nationale et internationale par l’Etat français, de droite ou de gauche, qui refuse jusqu’à aujourd’hui de présenter des excuses au peuple algérien. Tous les moyens les plus ignobles sont mobilisés pour exécuter les pires tortures.
Courant de magnéto sur parties intimes et les oreilles, coups de bâton et de nerfs de bœufs, maintien de la tête dans l’eau jusqu’à l’asphyxie, brûlures au plus haut degré, station au soleil brûlant dans une cage grillagée, coup de la porte : on coince la main et on appuie au maximum, et enfin station nu, à cheval sur un bâton, pieds et poings liés.
Pourtant, les deux militaires français qui symbolisent au mieux cette torture, Massu et Bigeard, ont longtemps persisté à nier, après 1962, que l’armée française ait pu employer la torture lors du conflit. Le premier, celui-là même qui a décidé puis encouragé cette pratique, ne l’a finalement reconnue du bout des lèvres que longtemps après, juste avant sa mort, il y a plus de dix ans.
Le second n’a jamais voulu l’admettre jusqu’à sa disparition, en 2010. Plus d’un demi-siècle après les faits, la guerre d’Algérie continue de susciter d’intenses débats.
La thèse centrale de l’ouvrage est énoncée clairement : la torture n’est pas un « dérapage » imputable à quelques « militaires isolés » qui auraient outrepassé les ordres, mais bien un système érigé par l’armée française. Il est tout d’abord le produit direct de la situation coloniale : les Algériens n’ont jamais été considérés comme les égaux des Français métropolitains et la violence est au cœur des pratiques coloniales depuis la conquête initiée en 1830.
Au nom de la guerre révolutionnaire
La torture découle également directement de la vision des « événements d’Algérie » développée par les principaux commandants de l’armée française : la France est ainsi confrontée, d’après le général Salan, à une « guerre révolutionnaire » qui appelle à des méthodes spécifiques. Les combattants algériens étant cachés au cœur de la population civile, le principal objectif de l’armée est d’obtenir des renseignements.
Or, chez les militaires, la confusion entre Algérien et suspect puis entre suspect et coupable est vite faite, justifiant pour eux le recours à la torture.
L’auteure du livre va plus loin et montre qu’il s’agit par ces violences au moins autant de dissuader les rebelles par la terreur et de marquer la domination de la France dans les corps des colonisés, que d’obtenir simplement des renseignements.
Si l’idée que la torture était une pratique courante et acceptée par la grande majorité de la hiérarchie militaire et politique pendant la guerre fait sans doute moins débat aujourd’hui qu’au début des années 2000, la démonstration n’en demeure pas moins magistrale.
L’auteure s’intéresse à tous les aspects de la torture, traitant à la fois des sévices commis lors des interrogatoires et des emprisonnements illégaux, des déplacements de population ou encore des « corvées de bois » au cours desquelles les suspects sont exécutés.
Elle dresse un panorama aussi exhaustif que possible des acteurs impliqués dans la torture en soulignant les rapports, parfois ambigus, qu’ils entretiennent les uns avec les autres et en décrivant précisément les lieux dans lesquels ils agissent. Ce travail repose sur les sources écrites (archives, correspondances, articles de journaux, ouvrages militants, etc.).
L’auteure montre par exemple que les condamnations verbales croissantes des violences par le pouvoir politique à partir de 1960 sont davantage dictées par des impératifs politiques que par des préoccupations morales ou humanistes. Enfin le livre montre que le recours à la torture est bien plus caractérisé par la continuité que par de véritables ruptures.