« Tahtaha », la très populaire place de M’dina Jdida – cœur battant d’Oran – se transforme, chaque week-end, en un gigantesque bazar où de milliers de DVD piratés changent de main en contrepartie de quelques dizaines de dinars.
Tout autour de la stèle, érigée sur l’esplanade à la mémoire de la cinquantaine de victimes de l’attentat à la voiture piégée, perpétré le 28 février 1962 par la sinistre OAS, les vendeurs étalent à même le sol leurs « marchandises », alors que la petite ruelle menant au boulevard Ahmed Zabana, juste en face du musée, est constamment envahie par d’autres marchands qui proposent des DivX ou des CD audio des derniers albums en vogue, bien rangés dans des cartons, qui semblent « sortir d’usine ».
Il est bien difficile de faire l’itinéraire d’un support contrefait avant d’aboutir au client. Les voies des contrefacteurs sont impénétrables, dit-on. Une véritable loi du silence est imposée même aux détaillants qui refusent d’indiquer d’où ils s’approvisionnent. Un chercheur de l’université de Mostaganem, qui a requis l’anonymat, estime qu’il s’agit-là d’une véritable industrie de la contrefaçon qui échappe aussi bien à la vigilance des services de contrôle, de défense des droits d’auteur et de propriété intellectuelle que ceux du fisc. Il suffit de se rendre un vendredi ou un samedi matin à M’dina Jdida pour se rendre compte de l’étendue du phénomène qui semble déborder sur tous les quartiers de la ville. Pratiquement pas une rue n’échappe à la présence de revendeurs de DVD et de CD piratés. La demande est telle que le nombre de ces »commerçants » ne cesse d’augmenter.
30 millions de CD-ROM piratés
Lors d’un point de presse, tenu en avril dernier à Oran, le directeur régional de l’ONDA (Office National des droits d’auteur) avait avancé le chiffre de plus de 30 millions de CD-ROM vendus illégalement sur le marché parallèle dans l’ouest du pays, alors que le nombre des CD autorisés à la reproduction a atteint 1 million l’année dernière dans l’ouest du pays, contre 10,2 millions en 2000. Outre le manque à gagner sur le plan fiscal, les dommages collatéraux induits par ce problème est la fermeture, ces dernières années, de 75 maisons d’édition, opérationnelles dans la métropole oranaise. Sur les trois restantes, leurs propriétaires envisagent de se reconvertir dans des créneaux plus rentables.
A la « Tahtaha », on retrouve de tout : les tout récents films, à peine sortis sur les écrans occidentaux, les séries américaines, françaises, arabes et turques les plus prisées, voire même les inédites, ainsi que toutes sortes de documentaires, politiques de préférence ou ceux traitant de l’histoire de l’Algérie, ainsi que les matchs de football, les plus en vue, ceux de l’équipe nationale, du Barça et du Real. Un DivX, contenant six longs métrages les plus récents est cédé à 60 dinars alors qu’une saison complète d’une série (une moyenne de 16 parties) est proposée à 120 dinars.
Actuellement, les produits les plus demandés sont les feuilletons religieux – vraisemblablement à l’approche du Ramadhan – les œuvres dédiées au prophète Aïssa et à Meriem (la vierge Marie), représentent les meilleures ventes, en plus des feuilletons classiques turcs, syriens et iraniens. D’autre part, il n’est pas rare, qu’au détour d’une ruelle de M’dina Jdida, un jeune aborde certains passants pour leur proposer des films »spéciaux » – entendre par là des films immoraux-. Cette situation ne semble déranger personne.
Une véritable industrie
Il en est de même pour les CD audio, où le même phénomène est observé sur les mêmes lieux. Des albums, tout juste sortis des presses, sont proposés à la vente au vu et au su de tout le monde. Aucun genre musical n’échappe à la voracité. Au cours d’un récent débat, Hadj Meliani, professeur à l’université de Mostaganem et spécialiste de la chanson Raï, a expliqué que »la durée de vie légale d’un album n’accède jamais les 24 heures avant que le même produit ne tombe dans les réseaux du piratage ». Il a expliqué que les éditeurs engagent une véritable course contre la montre pour assurer une distribution simultanée du nouveau produit à travers tout le territoire national. Passé un délai de 24 heures voire de 48 heures tout au plus, le même album piraté est proposé par les revendeurs à la sauvette sur toutes les places du pays. De l’avis de connaisseurs, le phénomène du piratage est devenu une véritable industrie au point où ce sont les mêmes produits que l’on retrouve un peu partout même dans les villages les plus reculés du pays.
Dans les années 1970-80, le piratage avait une forme »artisanale » puisque des marchands de cassettes proposaient, sous le comptoir évidemment, des copies qu’on enregistrait à l’aide de postes à double cassette. Puis, le phénomène a suivi l’évolution technologique passant ensuite à la cassette vidéo, puis au CD. »Aujourd’hui, ce sont les tours à plusieurs graveurs qui ont permis et facilité le développement du piratage. Ce matériel est devenu à la portée de tous, du fait de son prix abordable », explique-t-on. Un réalisateur d’Oran, Abdelhafidh Boualem, auteur d’un documentaire intitulé »Le piratage ou la mort programmée de la culture en Algérie », tire, dans cette œuvre, la sonnette d’alarme sur les conséquences du phénomène de la contrefaçon qui prennent des dimensions »inquiétantes et dramatiques ».
Dans ce documentaire en cours de montage, artistes, éditeurs, créateurs et même le directeur régional de l’ONDA étaient unanimes à souligner la gravité de la situation et les effets néfastes de cette situation sur la vie difficile du créateur. L’image la plus poignante et la plus représentative est celle du chanteur Bouteldja Belkacem, celui qui a révolutionné le raï avec Messaoud Bellemou, atteint d’une grave maladie qui ne dispose d’aucune ressource financière, alors que ses œuvres sont pillées en toute impunité depuis des années par ses »confrères » et même par les grandes stars du genre musical oranais, a-t-on fait remarquer. Entre ceux qui dénoncent le piratage et ses »défenseurs », les avis diffèrent.
Atteinte aux droits d’auteur ou « démocratisation » de la culture
Les premiers dénoncent surtout les atteintes aux droits d’auteur, le manque à gagner pour le trésor public, les gains faciles et faramineux générés par ce phénomène illégal et les dangers qu’il représente pour la société. Les seconds estiment que ce commerce illicite fait vivre de milliers de familles et qu’il a permis une forme de »démocratisation » de la culture, en mettant à la disposition du citoyen, et pour un moindre coût, des produits audiovisuels qu’il n’aurait pas eu accès en temps normal, en l’absence de structures de diffusion habituelles (salles de cinéma entre autres). Phénomène universel puisque aucun pays n’y échappe, le piratage semble difficile à éradiquer devant le développement des nouvelles technologies de communication. Houari Boucif, directeur régional de l’ONDA au niveau de l’ouest, interviewé par le réalisateur Abdelhafid Boualem, a estimé que »toutes les institutions doivent intervenir et s’investir pour faire face à cette hémorragie ». »La partie n’est pas facile à engager ni à gagner », a-t-il estimé. Un constat très significatif reflétant tous les enjeux et les challenges à relever.(APS)