La stratégie de transition démocratique de Benbitour

La stratégie de transition démocratique de Benbitour
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À l’occasion des Présidentielles de 2014, les Algériens se retrouvent encore une fois confrontés à l’équation à trois variables qui court depuis l’amorce du processus de transition démocratique en 1989 : le putsch, le « divorce à l’italienne » ou l’inépuisable espoir de la normalisation de la vie politique par les urnes à défaut du pire.

Depuis l’entrée officielle de l’Algérie dans le processus de transition démocratique, suite à la révision de la Constitution en 1989, qui a permis l’ouverture du champ politique au pluralisme, la situation reste toujours bloquée à cet instant fondateur, par la reconduction indéfinie de l’échec de la normalisation politique. L’occasion des Présidentielles 2014 ne déroge pas à la règle et les annonce déjà sous la forme de cette équation à trois variables : le putsch, le « divorce à l’italienne » ! ou dans le meilleur des cas, voir se réaliser l’inépuisable espoir d’une amorce de normalisation politique par les urnes. Face à cette équation se dresse le pire : le chaosque peut engendrer un soulèvement populaire, intempestivement actionné par des islamistes radicaux, manipulés par des forces étrangères et qui menacent dangereusement la paix civile et la souveraineté nationale.

Le putsch

Chaque fois que la crise de la transition démocratique se trouve confrontée à son paroxysme, des voix s’élèvent pour demander aux militaires d’éteindre l’incendie par un putsch. Ce fut le cas en 1992, lorsque l’obscurantisme islamiste menaçait les fondations de l’édifice démocratique naissant. C’était l’occasion pour les militaires de fermer la parenthèse de l’ouverture démocratique. Alors qu’il leur était demandé uniquement de mettre fin à l’obscurantisme religieux, qui mettait en danger les maigres acquis démocratiques depuis 1989.

Ce fut aussi le cas en 2011, lorsque l’on a cru que le vent du « printemps arabe » pouvait aussi souffler sur l’Algérie et que l’armée serait acculée à jouer le même rôle que ses homologues tunisienne et égyptienne pour mettre fin au despotisme. Cette demande qui allait contre leurs intérêts ne pouvait être entendue. C’est le cas aussi aujourd’hui devant la déliquescence de l’État et la dilapidation frénétique des richesses nationales, par l’appel à « une pause institutionnelle » sous forme d’un dernier putsch, nous dit-on, ou l’armée, après avoir nettoyé le champ de la prédation pendant cette pause, pourrait à son issue livrer généreusement au peuple une démocratie clef en main.

Cette proposition se fonde sur une assertion aveugle, qui considère le système de prédation incriminé comme épisodique et constitué conjoncturellement autour du supposé « clan Bouteflika ». Alors que le mal est plus profond et qu’il est ancré dans les racines mêmes du système de pouvoir, qui est en réalité dominé structurellement par l’institution militaire, celle-là même à laquelle on fait appel, et ce depuis les premiers instants de l’accession de l’Algérie à l’indépendance nationale, voire avant.

Dans ce cas, si l’autorité militaire a les prérogatives et le pouvoir nécessaire pour accomplir cette tâche de nettoyage du champ de la prédation et de l’illégalité, quelle sera l’autorité qui aura la légitimité et les prérogatives nécessaires pour nettoyer à l’intérieur même de cette institution, dont une enquête libre révélerait sa part de scandales sur des fortunes mal acquises au sein même de ses cadres dirigeants et qui seraient aussi spectaculaires par leurs ampleurs que ceux du supposé clan Bouteflika.

Quelle sera également cette autorité qu’appelle l’exigence de la construction de la société, qui serait fondée sur une conciliation avec elle-même et avec son histoire sur les principes du devoir de justice et de vérité. Une autorité souveraine jouissant de prérogatives suffisantes pour faire la lumière sur les violences commises contre le peuple, dont l’usurpation de sa souveraineté depuis l’accès de l’Algérie à son indépendance.

La démocratie étant un régime politique qui repose sur la suprématie du civil sur le militaire et non l’inverse, dans ce cas, quel crédit peut-on accorder à une « pause institutionnelle », qui sera décrétée unilatéralement par un régime militaire, totalitaire et autoritaire, pour normaliser la vie politique. C’est-à-dire, organiser la transition démocratique, par les militaires eux-mêmes, pour ensuite se soumettre volontairement à un pouvoir civil, qui aura pour effet de restituer la souveraineté au peuple.

Cela peut paraître effectivement absurde, car il s’agit dans ce cas de se faire un putsch à soi-même. Cette idée traduit en fait la neutralisation des forces de sécurité sur lesquelles repose ce régime par elles-mêmes, à la manière du serpent qui aurait la tentation de se dévorer à partir de sa propre queue. Car, ce sont ces forces de maintien et de rétablissement de l’ordre qui permettent à ce régime militaire d’exister et d’exercer sa domination sur la société, par la neutralisation de toute opposition politique. Tout au plus, si cette pause institutionnelle pourra déboucher sur la volonté de restituer le pouvoir aux civils, nous serons inévitablement confrontés à l’expérience chilienne sous la domination de Pinochet, qui réussira à maintenir l’armée à un niveau d’autonomie intégrale dans son fonctionnement et dans sa relation avec le reste des institutions et de la société.

Le Putsch ne peut être encore une fois qu’une mystification de plus : « on ne guérit pas le mal par le mal » conclura Hérodote après sa longue quête sur la vérité des tragédies humaines. Le véritable État démocratique ne doit être que souverain et ne peut s’accommoder de l’aliénation d’une partie de ses prérogatives au profit du militaire et/ou du religieux. Il ne peut être que l’émanation exclusive de sa propre souveraineté qu’il puise dans la volonté du peuple.

Le « divorce à l’italienne »

C’est l’histoire de cet aristocrate qui voulait divorcer de sa femme – qui ne satisfaisait plus à son désir – dans une Sicile patriarcale et très conservatrice où le divorce était interdit. Il sera amené à la pousser à la faute en lui tendant le piège de tomber dans les bras d’un autre homme pour rendre le divorce légitime et contourner ainsi l’interdit. C’est le bricolage politique, auquel s’adonne en permanence le DRS au profit du système de pouvoir, pour faire et défaire les représentants potiches de sa démocratie de façade.

Ce bricolage dure depuis l’avènement du pluralisme à partir de la Constitution de 1989, par le montage de « divorces à l’italienne » à répétition, en reconduisant indéfiniment le statu quo, pour essayer de vendre à un peuple désabusé le mensonge de la démocratie clef en main. À commencer par Chadli Bendjedid, qui menaçait le caractère hégémonique de l’institution militaire en voulant poursuivre le processus électoral pour consolider la démocratie. Il sera tenu pour responsable de la dégradation de la situation politique et sécuritaire pour rendre acceptable sa démission forcée. Liamine Zeroual à son tour sera l’objet de ce bricolage, après avoir révisé la Constitution dans l’objectif de renforcer les acquis démocratiques. Il sera, lui aussi, poussé à la démission après ses prises de décisions souveraines, qui allaient à l’encontre des intérêts hégémoniques de l’armée.

Quant à Bouteflika, sa longévité est due exclusivement à sa prédisposition à maintenir intacte la suprématie des militaires sur les civils, qu’il a su mener avec zèle en déployant toute sa maîtrise de l’art de la fourberie. Aujourd’hui, après quatorze ans de présidence illégitime, dont il a pu un moment, aux tous débuts de son imposture, duper l’opinion de la grande masse du peuple avec sa démagogie populiste, c’est tout son édifice de duperie qui s’effondre.

D’abord par la régression de la démocratie, l’absence de concrétisation de ses promesses de développement de la société et de l’amélioration du cadre de vie des Algériens. Ensuite par le dévoilement spectaculaire du système de corruption sur lequel reposait son mode de gouvernance. Cette situation, qui s’annonce très dangereuse pour le pouvoir des militaires, par la menace d’un soulèvement populaire qui se fait de plus en plus pressante, pourrait signifier la fin du bail du locataire d’El Mouradia par un énième « divorce à l’italienne ».

Soit par un coup de force avant l’échéance de 2014, soit en laissant pourrir la situation et le remplacer à terme par une nouvelle alliance d’apparence plus crédible. Malgré tous ces griefs, sa reconduction reste toujours une option envisageable, si son état de santé continue à le lui permettre, du fait même de sa prédisposition à continuer à protéger les intérêts du système de pouvoir, s’il arrive encore une fois à neutraliser la tension sociale par l’excellence de son art de la fourberie. Notamment en lâchant du lest sur tous les niveaux de la contestation exceptée sur l’hégémonie des militaires sur la société, bien évidemment.

L’impérative transition démocratique

L’institution militaire en Algérie se présente comme une force prétorienne au service de ses chefs, qui font et défont les pouvoirs pour la seule motivation du maintien de leur hégémonie politique sur la société. Elle se place donc au-dessus des institutions civiles et occupe des fonctions différentes de celles de défense nationale contre la volonté populaire. L’institution militaire jouait de manière permanente le rôle de parti politique de substitution, par le truchement du FLN, en affaiblissant les capacités politiques des partis d’opposition.

Elle a étendu son rôle professionnel de la défense nationale à l’ordre intérieur en contrôlant l’État et en maintenant l’ordre dans la société. Cette expansion de rôle a empêché le développement d’institutions civiles. Dans ces conditions, le principal défi qui se pose au processus de transition démocratique est d’arriver au contrôle de l’armée par des civils pour permettre à la société de s’organiser et d’élire librement ses représentants.

Or, l’intrusion de civils dans les affaires internes de l’institution militaire est perçue comme une ingérence étrangère à son corps constitué. L’image que se fait l’armée d’elle-même est de se considérer comme intouchable et comme le seul représentant légitime de la révolution de Novembre, en s’auto proclamant en tant que « famille révolutionnaire », dont l’image est profondément enracinée dans l’histoire nationale et les traditions militaires. Au point de passer pour un traître pour quiconque s’aventure à contester cette image hégémonique, devenue au demeurant presque sacralisée.

Quelle stratégie adopter donc pour vaincre la résistance des militaires à se soumettre au commandement d’un gouvernement civil démocratique. La question revient au même, si on se la pose à soi-même, en tant que citoyens assoiffés de liberté et de dignité. Quelle stratégie adopter pour vaincre la résignation et la fatalité dans laquelle nous sommes reclus devant l’immensité de la tâche à accomplir, pour nous libérer de l’aliénation de cet enchaînement qui fait de nous des soumis à l’ordre militaire et dépourvus de toute souveraineté.

Il suffit pour cela de se remémorer la maxime de Mohamed Benchicou, dans son œuvre théâtrale, « Le dernier soir du dictateur », afin de pouvoir se motiver pour la circonstance : « Je ressusciterai tant que tu n’auras pas appris à vivre sans maître… Je mourrai le jour où tu passeras de l’humiliation de servir à la grâce d’exister ».

C’est ce que tente de faire apparemment Ahmed Benbitour à travers son initiative de changement pacifique du système de pouvoir, en s’appuyant sur les expériences de transitions démocratiques de pays ayant réussi ce pari semé d’embûches, a priori insurmontables. Tels que, les pays d’Amérique Latine, d’Europe du Sud et de l’Est et même d’Afrique, qui ont fini par rendre à leurs peuples la justice sociale, la liberté, la dignité et la souveraineté, en réalisant la transition démocratique par le transfert du pouvoir de l’autorité militaire aux civils. La stratégie de transition démocratique adoptée par Ahmed Benbitour repose effectivement sur ces expériences, adaptées à la particularité de la situation algérienne.

L’expérience de ces pays dans la mise en application d’un plan de transition démocratique, appliqué lui-même à l’armée, montre que le succès d’une telle initiative, dépend de nombreux facteurs.

Le facteur inconditionnel pouvant rendre cette transition démocratique possible est la mobilisation des forces du changement autour d’un projet de démocratisation, dont le consensus et la cohérence interne doivent être sans failles pour pouvoir vaincre la résistance de l’armée. Car, l’existence d’une forte coalition politique très structurée et ancrée profondément dans la société n’est pas sans influencer la résistance de l’armée à se soumettre à la réforme que cette dernière lui imposerait. Ahmed Benbitour parie à cet effet sur l’éveil politique du peuple et le retour de l’élite de la démission, pour espérer atteindre cet objectif.

C’est par les urnes et la mobilisation massive des électeurs pour empêcher la fraude, que cette coalition représentative de la volonté populaire pour le changement compte arriver démocratiquement au pouvoir et s’imposer aux militaires. À ce jour, une mobilisation considérable est en train de se faire autour de l’initiative d’Ahmed Benbitour. Des cercles de soutien apparaissent de jour en jour sur les réseaux internet. L’adhésion est tout autant massive à ces cercles de soutien. Ce sont généralement des universitaires, des étudiants ou une élite constituée des professions libérales tels que, des médecins, des avocats, des cadres de l’administration ou d’entreprises publiques, ou de simples citoyens. Pendant ce temps-là, l’impuissance des soumis voient en eux de simples dupes.

Dans l’éventualité où la fraude venait à se reproduire, malgré cela, la mobilisation autour de cette initiative pourrait se prolonger dans la forme d’une contestation pacifique illimitée, jusqu’au rétablissement de la légalité. Car la volonté de cette initiative est celle d’un peuple uni autour d’un leadership, qui ne laisserait aucune place au bricolage politique des militaires.

Dès lors que cette première étape aura été accomplie, se pose la question de comment vaincre la réticence de l’armée au contrôle gouvernemental démocratique civil. Encore une fois, l’expérience des pays ayant réussi la transition démocratique montre que la réticence de l’armée sera vaincue principalement par la perception de compétence du leadership de la coalition civile dans des tâches essentielles.

Cette compétence est exprimée dans des facteurs comme la vision en profondeur du développement de la société, la stratégie pour la réaliser, les opérations et les tâches spécifiques à accomplir, y compris pour ce qui relève de la qualité d’un plan de réforme militaire pour la réalisation du changement dans l’armée par l’amélioration de son cadre professionnel et de la revalorisation du statut de son personnel. Car, pour les militaires, il n’y a rien de plus important pour le rétablissement de leur dignité institutionnelle que la professionnalisation militaire.

La démocratisation de l’armée ne peut être effectuée efficacement que s’il y a un contrôle politique clair et ferme par le pouvoir civil. Ce contrôle politique implique la démobilisation de l’armée et la restauration de l’autorité de civils au pouvoir. Dans ce cas, la coalition de démocratisation devrait montrer aux militaires les effets positifs des politiques de démobilisation et les effets négatifs des rôles et fonctions non professionnelles (Sécurité intérieure et police politique). La redéfinition institutionnelle de l’armée comme un atout national dépendra de cette démobilisation.

La réussite de redéfinition du rôle et la capacité du leader politique à maîtriser efficacement la résistance militaire, par la professionnalisation de l’armée, signifie la dépolitisation de leur chaîne de commandement et la réorientation de leur mandat de l’ordre interne à la défense nationale seulement.

Pour achever la transition démocratique, le nouveau pouvoir civil doit introduire un changement constitutionnel quant au contrôle politique présidentiel de l’armée, en lui octroyant la capacité de nommer le haut-commandement dans chacune des forces et de pouvoir forcer la démission de ses membres, hostiles au changement en les remplaçant par des cadres loyaux. Mais ce contrôle politique serait inefficace s’il n’est pas complété par une direction forte pour la professionnalisation de l’armée, fournie par l’autorité civile. Pour cela, le plan de transition démocratique d’Ahmed Benbitour se fonde principalement sur la restructuration du noyau sur lequel repose le système de pouvoir militaire : « la modernisation de l’armée avec la définition d’une doctrine militaire […] Une vision stratégique et intégrée entre les cinq dimensions : militaire, diplomatique, économique, culturelle et informationnelle ù[…] Dans ce modèle, l’armée devient une institution qui agit en partenariat avec les autres institutions de la République dans un environnement caractérisé par la transparence et la responsabilisation. »

De l’ouverture du débat avec les cadres de l’armée disposés au changement autour de ces deux facteurs cruciaux, qui sont la professionnalisation de l’institution militaire et la constitution d’un pouvoir civil porteur d’un projet de développement intégré de la société, dépendra la réussite de la transition démocratique et le transfert du pouvoir des militaires aux civils.

Youcef Benzatat