Alors que l’Union européenne (UE) s’apprête, jeudi 7 mai, à lancer son « partenariat oriental », lors d’un sommet à Prague, en direction de six Etats de l’ex-URSS, la Moldavie, incluse dans ce programme d’aides, reste sous le choc d’une grande secousse politique qui pourrait déterminer ses choix de politique étrangère.
Voici un mois, le 7 avril, Chisinau, la capitale de ce pays de 4,5 millions d’habitants situé entre la Roumanie et l’Ukraine, a été le théâtre d’événements spectaculaires : d’un côté, une manifestation énorme pour la démocratie ; de l’autre, des scènes de pillage devant le Parlement. Relevant en apparence de seuls facteurs internes, les répercussions de ce double épisode s’inscrivent, selon des diplomates, dans la lutte d’influence que se livrent l’UE et la Russie, dans la zone géographique qui les sépare.
Premier acte : le 7 avril, la jeunesse étudiante et l’opposition moldaves manifestent en masse – environ 20 000 personnes – sur une place au centre de Chisinau, pour dénoncer une « fraude » électorale lors du scrutin législatif du 5 avril. Surnommé « la révolution Twitter » (du nom de la plate-forme Internet de messagerie), ce soulèvement vise le régime du président communiste, Vladimir Voronine, au pouvoir depuis huit ans, et dont le parti a été annoncé grand vainqueur du vote. Mais pour beaucoup, la « révolution » a été volée, et la Russie tire profit du résultat.
Voici comment. Le deuxième acte se déroule ce même 7 avril, à 200 mètres de la grande manifestation. Les bâtiments de la présidence et du Parlement, situés de part et d’autre d’une large avenue, sont subitement attaqués, en fin de matinée, par des groupes de casseurs, qui entraînent des étudiants avec eux. Des pierres pulvérisent les vitres. Des salles sont pillées. Plusieurs casseurs ont les cheveux coupés ras, des vestes sombres, et des capuches qui leur masquent le visage. Vers 14 heures, heure locale, deux jeunes hommes pénètrent à l’intérieur de la présidence. Ils parviennent sur le toit, avec l’aide de policiers. Ils y déploient un drapeau roumain et un drapeau européen. La garde présidentielle leur a facilité le passage. Le drapeau roumain, c’est tout un symbole, lourd de connotations, dans cette République dont le territoire est issu de l’annexion soviétique d’une partie de la Roumanie de l’entre-deux guerres, à la suite du pacte Ribbentrop-Molotov (1939).

Vers 15 heures, l’ambassadeur russe auprès de l’UE, Vladimir Tchijov, téléphone à un haut responsable européen. « La Roumanie est impliquée dans une tentative de coup d’Etat à Chisinau », dit-il. « Quelles preuves avez-vous ? », demande son interlocuteur. « Le drapeau roumain sur la présidence », répond l’officiel russe. « Vous devez comprendre que je vous téléphone sur instructions strictes de Moscou, pour dire qu’il s’agit d’un coup d’Etat fomenté par la Roumanie », insiste-t-il. Frappante rapidité de la réaction russe.
Deux heures plus tard, les deux mêmes jeunes surgissent sur le toit du Parlement, et plantent encore le drapeau roumain. Le pouvoir moldave prétendra, plus tard, que la police les a « aidés, afin de calmer la violence ». Mais la violence, au contraire, se déchaîne. Le Parlement est investi. Des meubles sont jetés à l’extérieur, et brûlés sur le trottoir. De la fumée s’échappe des étages. La police n’intervient pas, ni les pompiers. Des salles brûleront jusque tard dans la nuit.
Vers 16 heures, le président moldave convoque au siège du gouvernement les leaders des trois partis de l’opposition, qui lançaient en vain des appels au calme. M. Voronine les accuse de procéder à un « coup d’Etat ». « Son visage était fermé, mais le mouvement de ses jambes traduisait de la nervosité. Il avait bu », relate Vlad Filat, l’un des chefs de file de l’opposition. Le président annonce que « les organes concernés de l’Etat » préparent déjà « toutes les conséquences à tirer (du) coup d’Etat ». Le soir même, la police commence ses rafles, qui dureront plusieurs jours.
A partir du 8 avril, le pouvoir moldave, en parallèle avec les autorités russes, multiplie les déclarations accusant la Roumanie. « Voyez à quoi mènent les « révolutions démocratiques », des incendies et des destructions ! », se réjouissent ouvertement des officiels russes, dans leurs entretiens avec des diplomates occidentaux.
Que s’est-il vraiment passé ? Même si la Roumanie accueille dans ses universités de nombreux étudiants moldaves, et entretient des liens avec certains partis de l’opposition démocratique, personne, parmi les diplomates occidentaux qui suivent de près la situation en Moldavie, ne retient sérieusement l’hypothèse d’un coup d’Etat violent fomenté à distance par Bucarest. Beaucoup, en revanche, tiennent pour crédible le scénario de « casseurs » pilotés par une partie de l’appareil sécuritaire moldave.
Dans les mois précédant les élections, M. Voronine s’était efforcé d’obtenir le soutien de Moscou, qui contrôle une partie du vote en Moldavie à travers un parti prorusse, et détient un levier politique fort au travers de la région séparatiste de Transnistrie. Le 18 mars, le président moldave se rend à Moscou pour signer un document permettant à la Russie de pérenniser sa présence militaire en Transnistrie. Dès le lendemain, toutefois, les diplomates moldaves s’efforcent de convaincre leurs interlocuteurs occidentaux que le rapprochement avec l’UE n’est en rien compromis. « Une fois l’élection passée, on poursuivra le dialogue avec vous », assurent-ils.
La Russie a-t-elle activé des appuis au sein des services secrets et de la police moldaves, pour contraindre le régime de M. Voronine à abandonner ses velléités en direction de l’Ouest ? Des services de renseignement occidentaux retiennent l’hypothèse. Ils évoquaient, avant les élections, la possibilité d’incidents violents.
A Chisinau, l’ »éminence grise » de M. Voronine, le jeune Mark Tkatchiouk, avance lui aussi la théorie de la piste russe. Pas publiquement, mais dans ses conversations avec des Européens. Le rôle russe, « j’y pense sans cesse », nous confie ce proche conseiller du président.
Voici en substance son raisonnement : « Les services secrets russes n’ont jamais pardonné au président Voronine » d’avoir pris langue avec les Etats-Unis. Ni d’avoir refusé, en 2003, un plan russe de règlement du conflit en Transnistrie. Ni d’avoir entamé un rapprochement avec l’UE. Et si la police a eu la main si lourde, c’est parce qu’une partie des services de sécurité moldaves, appuyée par l’aile « conservatrice » du Parti communiste, cherchait à préserver ses positions. Et à tuer dans l’oeuf le cours pro-occidental qui s’esquissait. M. Tkatchiouk glisse qu’il n’a « guère confiance » dans le ministre de l’intérieur, George Papuk, « qui pourrait être bientôt limogé ».
Ces explications ont l’avantage de laver M. Voronine de tout soupçon. De lui permettre de continuer à réclamer des aides financières européennes pour mieux « résister » aux pressions russes. C’est pourquoi elles sont rejetées par l’opposition moldave. « Les violences ont été sciemment provoquées par des agents du pouvoir. Il est impossible que Voronine n’ait pas trempé là-dedans, commente Vlad Filat. « Il a cherché par ces violences à décrédibiliser l’opposition. »
La Moldavie s’enfonce dans une crise politique. M. Voronine a renoncé à se rendre au sommet du « Partenariat oriental » de l’UE. Il a aussi retiré son pays de prochaines manoeuvres de l’OTAN. L’Europe a réagi aux événements moldaves de façon hésitante. Les Etats-Unis ont été très en retrait. Selon les experts et diplomates observant la région, ce « vide bénéficie aux Russes ».