La régulation économique en Algérie, Entre libéralisme puéril et étatisme stérile

La régulation économique en Algérie, Entre libéralisme puéril et étatisme stérile
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L’effondrement des cours du pétrole met à nu l’extrême fragilité de l’édifice économique construit ces dernières années. Si, dans le discours officiel, on se refuse encore de reconnaître l’état de marasme généralisé qui caractérise notre économie, l’on admet cependant volontiers qu’il y a désormais lieu de se «mobiliser» pour prévenir la catastrophe que d’aucuns annoncent comme imminente.

D’où vient le marasme ?

Le marasme économique qui touche aujourd’hui notre pays apparaît comme la résultante d’une régulation économique dont les contours prennent la forme d’une combinaison périlleuse associant, d’un côté, un libéralisme puéril, et de l’autre, un étatisme stérile. Il est en effet illusoire de s’attendre à ce que notre économie prenne la trajectoire vertueuse de l’émergence, que beaucoup d’autres pays ont réussi à emprunter, lorsque l’essentiel de la politique économique de l’Etat se résume à une ouverture inconsidérée des frontières extérieures du pays au moment où, à l’échelle interne, les mécanismes incitatifs de marché (concurrence, prix, crédit,…) sont bloqués, gelés ou carrément combattus.

Il en va particulièrement ainsi de la formation des prix. Si, dans ce domaine, la libéralisation opérée au début de la décennie 90 a considérablement élargi, en institutionnalisant la liberté des prix, le champ de l’échange marchand, il n’en demeure pas moins vrai que de ce champ demeurent encore exclues de larges gammes de produits et de services dont les prix continuent d’être fixés par l’Administration. La liste des produits et services dont les prix échappent aux lois du marché n’a cessé de s’allonger au point que c’est aujourd’hui tout l’équilibre général des prix qui s’en trouve altéré. Le rôle régulateur des prix est volontairement et obstinément remis en cause. Il va sans dire que l’interférence du politique dans le contrôle des prix a pour effet de maintenir une structure incitative favorable à l’importation au détriment de la production locale, et à la consommation et le gaspillage au détriment de l’investissement.

LG Algérie

L’Etat algérien n’a pas de doctrine économique, écrivait, en 1990, L. Addi dans L’impasse du populisme. Vingt-cinq ans plus tard, la situation ne semble pas avoir fondamentalement changé. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la légèreté déconcertante avec laquelle il passe, en l’espace de quelques mois, et avec le même personnel politique aux commandes, du libéralisme le plus débridé au dirigisme le plus stérile. En somme, la pratique économique mise en œuvre ces dernières années manque de visibilité et le projet économique de l’Etat, si projet il y a, se révèle, pour reprendre une expression de R. Boudjema, dépourvu d’éléments qui le rendrait scientifiquement repérable.

1 La régulation économique mise en œuvre ces dernières années a pour principale particularité sa forte dépendance vis-à-vis du circuit de circulation de la rente, dépendance qui se lit dans des configurations spécifiques : gel et blocage des mécanismes concurrentiels à l’échelle interne ; surévaluation, en termes réels, de la monnaie nationale ; prééminence d’un rapport salarial de type clientéliste dans le secteur public ; une répartition des dépenses publiques s’inscrivant davantage dans une logique «politique» de redistribution que dans une logique économique de soutien à l’accumulation ; une ouverture à outrance des frontières nationales, etc.

Le recours aux solutions de facilité, coûteuses et stériles, révèle une absence de maturité dans la conduite de la politique économique. En dépit des ajustements douloureux et des sacrifices énormes consentis durant la décennie 90, sacrifices ayant permis la réunion des conditions objectives d’une reprise économique sur une base saine, les années 2000 ont vu tous les efforts de réforme dilapidés par un atavisme populiste dont les ressorts se sont progressivement substitués, à la faveur du boom pétrolier qui dure depuis 1999, aux mécanismes rationnels du marché. Résultat des courses : l’Algérie de 2015 ressemble étrangement à celle de 1985.

Une régulation incohérente

L’absence d’un projet économique national politiquement pris en charge confère à la régulation mise en œuvre ces dernières années un caractère incohérent et ambigu. En privilégiant l’ouverture externe sous ses différentes formes (désarmement douanier, politique de change, IDE, accords de libre-échange, surévaluation du dinar…), la régulation en question relègue la dimension interne des ajustements et autres incitations au second plan.

Ce faisant, elle crée les conditions objectives pour une perpétuation du régime rentier et exclut, du même coup, toute perspective de construction d’une économie productive. S’il est désormais unanimement admis qu’on ne peut commander au système des prix qu’en lui obéissant, on ne peut cependant réduire l’action de l’Etat à une obéissance aveugle et naïve aux lois du marché.

Pour ne retenir que cet aspect, il est évident que la question du taux de change de la monnaie nationale (la première des subventions, dixit l’ancien ministre des Finances A. Benachenhou) requiert, dans le cas du régime rentier d’accumulation, une intervention particulière de l’Etat, qui nécessairement doit aller à l’encontre de ce que suggère le discours ambiant. Il en est également de même pour la gestion de la monnaie, du budget et des autres domaines de la régulation, celle-ci devant, dans tous les cas, opérer dans le respect du principe de complémentarité qui lie l’ensemble de ses composantes partielles ci-dessus évoquées.

Quant au capital étranger, dont on attendait naïvement qu’il joue le rôle de locomotive de l’accumulation, il s’est révélé dans les faits fort décevant. La faiblesse de son apport, qui s’apparente à une défection, ne l’empêche pas de s’inscrire, quand il se déploie, dans une logique ostensiblement extractive, dans le double sens du terme. En effet, sa présence se cantonne surtout dans les hydrocarbures, les télécommunications, les travaux publics et le bâtiment. Les investissements industriels (hors secteur minier) sont modestes, pour ne pas dire insignifiants.

La conséquence en est que les revenus versés au reste du monde, essentiellement constitués au départ des bénéfices exportés par les entreprises pétrolières étrangères, n’ont cessé de croître pour atteindre des niveaux considérables, niveaux qui se trouvent manifestement en disproportion comparativement aux montants investis. Cependant, il convient d’observer que si l’IDE s’est ainsi déployé en Algérie, c’est sans doute parce qu’il n’y est pas soumis à des priorités nationales. L’absence de régulation étatique tant au niveau des orientations sectorielles des investissements qu’à celui du régime des participations dans la propriété explique sans doute la prédominance du caractère essentiellement «extractif» des IDE.

Instrumentaliser le marché pour pérenniser le système

La pertinence d’un mode de régulation dépend moins du contenu concret que prennent chacune de ses composantes partielles mises en œuvre que de leur aptitude à former système. Les régulations économiques partielles sont en effet les éléments complémentaires d’une combinaison dont l’efficacité se mesure par rapport au degré de réalisation des objectifs, formels ou informels, assignés par la collectivité (l’Etat) à la régulation économique dans son ensemble.

Il y a donc nécessité de considérer le mode de régulation en tant qu’ensemble de règles constitutives d’un système qui a sa propre finalité. De ce point de vue, la régulation mise en œuvre en Algérie ces dernières années se présente comme une tentative d’instrumentalisation du marché pour assurer la pérennité du régime rentier.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la libéralisation en Algérie, loin de conférer à la rente pétrolière un nouveau statut, n’a fait que consolider le fondement rentier de l’économie nationale. Cette consolidation s’exprime de diverses manières : maintien du poids écrasant du secteur des hydrocarbures dans la structure des exportations, du PIB, du budget de l’Etat, etc. ; une désindustrialisation accélérée du pays, que rien ne semble pour le moment pouvoir arrêter (les discours incantatoires n’y pourront

rien) ; une explosion des importations, et conséquence ultime, une aggravation du chômage et des inégalités sociales, phénomènes qui prennent présentement des proportions qui mettent irrémédiablement en danger la cohésion nationale. Telle est, brièvement dressé, le bilan d’une libéralisation dont on commence à peine à se rendre compte du caractère pour le moins puéril au regard des nécessités objectives du développement économique du pays.

Pour une autre régulation

La rhétorique sur «l’après-pétrole» peine constamment à se traduire en résultats, au point où parfois il peut sembler que, chez nous, la fréquence d’usage d’un mot d’ordre est, dans les faits, inversement proportionnelle au degré de sa réalisation. En effet, la régulation actuelle est porteuse de nombreuses contradictions dont la persistance hypothèque sérieusement et pour longtemps toute possibilité de décollage économique. La plus importante d’entre elles est sans doute celle qui associe le désarmement douanier et l’impératif de promouvoir les activités industrielles dans la mesure où la suppression complète de la protection extérieure affecte considérablement les conditions de rentabilité d’unevaste gamme d’industries, dont notamment les industries potentiellement exportatrices.

Cette contradiction est d’autant plus grande que même les économistes libéraux qui plaident habituellement pour le libre-échange admettent l’argument de «l’industrie naissante» en ce qu’ils reconnaissent la nécessité de protéger de la concurrence extérieure des activités nouvelles tant que celles-ci n’auraient pas effectué avec succès leur apprentissage et atteint leur maturité.

Dans l’état actuel des choses, force est d’observer (et les décideurs commencent, à en croire les déclarations de certains ministres en exercice, à s’en rendre compte) que le démantèlement des barrières douanières et la circulation libre des marchandises n’ont fait émerger aucune capacité productrice, encore moins exportatrice, nouvelle. Au contraire, cette ouverture, menée au pas de charge, fait subir à la fragile industrie nationale une concurrence brutale qui risque, si ce n’est déjà fait, de l’anéantir. Dans la mesure où il vise à accroître le degré d’efficience de l’industrie locale, le désarmement douanier doit en principe être sélectif plutôt que systématique.

Or, comme le notait déjà le professeur F. Yachir(2), la sélection de «créneaux» renvoie à la nécessité d’une véritable politique industrielle qui puisse assurer le développement prioritaire d’activités qui soient à la fois dynamiques sur le plan extérieur et conformes à la configuration actuelle et prévisible des ressources du pays. La politique industrielle est incompatible avec une ouverture indiscriminée de l’économie à la concurrence étrangère. Ce qui vient d’être dit des incompatibilités liées à l’ouverture commerciale peut être étendu à l’autre composante constitutive de l’insertion internationale : le taux de change. La détermination du taux de change est, contrairement à ce que l’on entend ici et là, une décision éminemment politique(3).

Cela est d’autant plus vrai que nous sommes dans un contexte où l’essentiel des ressources en devises provient de l’exportation d’une matière première et que, en outre, c’est l’Etat qui en est le détenteur exclusif. Au même titre que l’ouverture commerciale et le démantèlement douanier, la surévaluation de la monnaie nationale, puisque c’est de cela essentiellement qu’il s’agit dans le cas d’une économie rentière, est une configuration porteuse des mêmes incompatibilités que celle qu’on vient d’évoquer, de sorte que c’est la promotion d’un régime de croissance indépendant de la rente qui s’en trouve compromise.

Les expériences de certains pays qui ont réussi à sortir de la trappe du sous-développement (Corée du Sud, Indonésie, Brésil, Malaisie, Mexique…) montrent toutes que l’un des enjeux de tout processus de développement est la capacité du pays considéré à articuler favorablement ses mécanismes internes de régulation économique et sociale avec les contraintes et opportunités qui naissent de son insertion internationale. De ce point de vue, la trajectoire économique de l’Algérie durant la décennie 2000 montre que, en définitive, avoir de l’argent ne suffit pas pour construire une capacité à créer des richesses, à fournir de l’emploi(4).

Un emploi productif de la rente

Les vastes programmes d’investissement dans les infrastructures économiques et sociales sont de nature à générer des externalités positives pour le reste de l’économie et la société en général.

Cependant, en l’absence de régulation économique interne adéquate, les agents économiques ne semblent pas avoir suffisamment d’incitations pour agir en vue de capter les effets externes de l’action de l’Etat. De plus, le fait que la dépense publique soit le principal moteur de la croissance de certains secteurs comme la construction et les services n’est pas sans effet sur la configuration sectorielle des agents économiques ou des entreprises(5).

La question de l’emploi productif de la rente est, dans notre pays, au centre de la problématique de la croissance et du développement.

Dans le contexte institutionnel actuel, la question peut être formulée comme suit : peut-on envisager un emploi productif de la rente pétrolière sans que cela passe par le détour du marché ? Si pour les travaux d’équipement public (infrastructures économiques et sociales) la question ne se pose pas vraiment puisque c’est l’Etat, à travers le budget, qui en prend directement la charge, il en est autrement des autres activités qui relèvent de la sphère productive marchande.

Là, il semble que la politique économique mise en œuvre ces dernières années n’est pas de nature à favoriser l’émergence et le développement d’un capital productif dynamique. Le projet industriel porté par la SAD (Stratégie algérienne de développement) ayant lamentablement échoué, on assiste, à la faveur de la libéralisation, à la constitution de capitaux privés en quête de rentes et dont le principe de fonctionnement est resté fondamentalement le même : bâtir une relation spéciale avec l’Etat pour s’accaparer, de manière directe ou indirecte, une partie de la manne pétrolière. Cela est vrai des entreprises qui activent dans le domaine des marchés publics, mais aussi des entreprises industrielles dont le développement s’explique davantage par leur proximité des sphères du pouvoir que par un effort d’accroissement de la productivité.

Dans le secteur productif, public ou privé, l’esprit de rente prédomine, bien qu’il ait manifestement changé de lieu et de forme d’expression. Désormais, c’est au niveau des banques que la rente est immédiatement disponible et accessible. C’est sans doute ce qui explique que les banques, publiques pour l’essentiel, soient devenues un enjeu de lutte exacerbées en vue du partage de la rente.

La presse nationale se fait régulièrement l’écho des affaires de détournement et autres scandales impliquant banques et opérateurs économiques.

Conclusion

Pour s’en sortir économiquement, l’Algérie a incontestablement besoin d’une politique volontariste. Mais le volontarisme économique dont le pays a objectivement besoin est celui qui ambitionnerait de couper le cordon ombilical qui lie la régulation économique au circuit de la rente, d’orienter l’évolution du régime économique dans le sens d’une réhabilitation des activités productives, simultanément à un épuisement progressif mais irréversible des incitations aux comportements de recherche de rente.

En d’autres termes, l’Algérie a besoin d’une libéralisation qui dépasserait le stade du «bâtiment et travaux publics», seuls créneaux où la transition au marché semble avoir produit un effet palpable. Il nous faudrait aussi et surtout une libéralisation qui sécréterait beaucoup de «Rebrab», c’est-à-dire un profil entrepreneurial de type industriel et non pas celui qui, adossé à la rente, se présente sous le sigle, devenu générique, de «ETB». La libéralisation dont le pays a besoin est celle qui fera que les hauts rendements appartiennent aux activités productives. Dans ces conditions, et seulement dans ces conditions, on pourra s’attendre à ce que les entrepreneurs nationaux se mettent à consacrer des ressources aux investissements dans les compétences et les connaissances qui augmentent la productivité plutôt que dans les relations et les connaissances qui ouvrent l’accès à la rente.

S. B.

(*) Maître de conférences, Université de Boumerdès.

Boudjema R. Economie du développement de l’Algérie 1962-2010. Alger, Dar Al-Khaldounia, 2012.

Yachir F., L’ajustement structurel dans le tiers-monde. Les Cahiers du Cread, n°21, 1990, Alger.

Voir Bellal S., Fixation du taux de change du dinar : une question fondamentalement politique, Le Soir d’Algérie, édition du 28/10/2013.

Aït Amara H., Ouverture de l’économie à l’international, dans El Watan Economie, édition du 16/10/2006.

Selon les chiffres d’une enquête de l’ONS (2007) sur les PME, plus de 34% des entreprises activent dans le secteur de la construction. La plupart de ces entreprises travaillent pour des marchés publics dans la construction de logements, d’infrastructures éducatives ou administratives, d’équipements publics de toutes sortes.