L’ incident de Béjaïa, qui a conduit Abdelmalek Sellal, directeur de la campagne électorale du candidat Abdelaziz Bouteflika, montre que la culture du dialogue peut subir de dommageables entorses. En d’autres termes, en matière de démocratie et de liberté d’expression, il faut reconnaître que les espaces acquis ne le sont jamais définitivement.
C’est un combat quotidien qui se mène même dans les démocraties les plus affirmées. La troisième semaine de la campagne étant déjà entamée, les thèmes ne risquent pourtant pas de s’épuiser. Des crédits Ansej et Cnac destinés aux jeunes entrepreneurs, jusqu’à l’exploitation du gaz de schiste, en passant par le développement local, l’éducation et la corruption, l’éventail semble s’ouvrir indéfiniment au fur et à mesure que s’approche l’échéance du scrutin. S’il y a un thème majeur, qui aura fait l’unanimité chez les candidats et de leurs représentants, c’est bien celui de la nécessité de la réforme de la justice.
Ce thème, il est vrai, offre une grande variété d’angles d’attaque. Hogra, bureaucratie, corruption, marginalisation, grands écarts entre les couches sociales, restrictions aux libertés d’expression, répression de certaines manifestations de rue, et d’autres « brèches » encore, sont saisies par les intervenants pour aborder le sujet. Le profil de juriste de Ali Benflis a sans doute joué en faveur d’une préférence affichée par ce candidat pour le sujet.
Lui et ses représentants ont tout fait pour que le volet de la réforme de la justice bénéficie d’une audience idéale, si bien qu’ils consacrent un concept qui maille l’ensemble de leurs discours ; il s’agit du concept de la « société des libertés », qui a donné lieu à différentes interprétations auprès de l’opinion nationale et de la presse, y compris celle qui consiste à relever une probable « entente » avec le FIS dissous, puisque une rumeur a couru que Benflis serait prêt à réhabiliter cette formation politique dissoute en 1992, s’il venait à accéder au pouvoir.
Le même thème de la justice a été porté à « bouts de bras » par Ali Faouzi Rebaïne, le reliant presque toujours au phénomène de la corruption et de la hogra. Son profil, lui aussi, plaide pour un tel sujet, sachant qu’il fait partie, en 1985, du groupe de militants incarcérés au pénitencier de Berrouaghia après la création de l’association autonome des enfants de chouhada et de la première ligue algérienne des droits de l’Homme.
Pour Louisa Hanoune, la justice est d’abord sociale, celle qui assure l’égalité entre les citoyens par l’accès au travail et au logement, qui prend en charge le principe de partite homme/femme et qui instaure un certain « protectionnisme » économique censé, à ses yeux, servir les intérêts de la nation. De son côté, Moussa Touati, fait de la justice un moyen de « proscrire » la corruption. Il a beaucoup insisté dans ses interventions sur les projets publics de qualité de réalisation médiocre, sur les pots-de-vin qui ont pris une ampleur inouïe au cours de ces dernières années, et sur l’élargissement injustifié des inégalités sociales.
Abdelaziz Belaïd promet que « tout sera soumis à la rigueur du principe de justice ». Lui, l’enfant de l’Indépendance, veut donner l’image d’une génération, parce que « écrasée » par les différentes injustices qui ont régné depuis 1962, voudrait crier sa soif de liberté et de réparation. Quant au candidat Abdelaziz Bouteflika, il a sans doute à faire valoir les projets de réformes de la justice, dont les premières réflexions remontent à la commission présidée par feu Mohand Issâd au début des années 2000. C’est que, la justice n’est pas une notion abstraite qu’un prince voudrait appliquer ou ne pas appliquer. Que l’on se détrompe.
La justice est le reflet des rapports sociaux, des grands équilibres (ou déséquilibres) au sein de la société. Justice et contre-pouvoir Si elle a une expression « morale » ou politique, ses fondements se trouvent, en revanche, dans le tréfonds de la société (niveau économique, éducatif et culturel). Cette précision est destinée à relativiser les retards de la réforme de la justice dans un pays traversé par une multitude de crises, dont la plus grave était la crise sécuritaire des années 1990, où les notions de justice et de droits de l’Homme trouvent difficilement leur place. La période ultérieure, sous la présidence de Bouteflika, a lourdement hérité de ce passif où s’enchevêtraient des intérêts économiques et politiques, ce qui rendait la promotion de la justice comme un bel idéal pour lequel il fallait encore mener des batailles et des combats quotidiens.
Combat contre des réseaux maffieux, contre le poids écrasant des acteurs de l’importimport et des animateurs de l’économie parallèle. Une justice qui, dans un pareil contexte, est appelée à dire le droit et à arbitrer selon les lois de la République, est nécessairement bridée quelque part. Les officiels qui ont travaillé avec le président Bouteflika l’on dit, qui franchement, qui à demi-mot. Ahmed Ouyahia, qui a officié en tant que Premier ministre et, pour quelque temps, comme ministre de la Justice, n’a pas caché les limites objectives du travail de la justice. En mars 2011, il reconnut que le pays est pris en otage par la mafia de l’informel et de l’import-import. Quand il était à la Chancellerie, plusieurs prisons algériennes avaient enregistré des incendies bien synchronisés en quelques jours.
Cela montre que les efforts de la société pour faire avancer les notions de droits et de justice sont toujours à redoubler et à amplifier. La société civile- associations, fondations, ligues des Droits de l’Homme- la classe politique et les médias indépendants, sont supposés jouer le rôle d’instances de contre-pouvoir, auxquelles tient si précieusement Mouloud Hamrouche dans la lettre qu’il a rédigée à l’occasion des présidentielles du 17 avril 2014. En tout cas, quels que soient les modes d’expression du bouillonnement social actuellement en oeuvre dans notre pays (marches, pétitions, émeutes, sitin,…), ils renvoient imparablement à la notion de justice dans sa signification la plus large, celle qui ne se borne pas au règlement des litiges et qui ne se limite pas à exhiber le code pénal à tout va.
C’est la large et universelle notion bien intégrée dans la philosophie politique depuis le siècle des Lumières (John Locke, Montesquieu, Rousseau,…) et qui a évolué dans un corps autonome dénommé pouvoir judiciaire. À ce dernier, se greffent les pouvoirs législatif et exécutif, tout en prenant en compte que l’avancée des médias à l’ère technologique a créé un quatrième pouvoir, celui de la communication en général (télévision, radio, journaux, internet).
Prendre note des insuffisances et des retards La modernité politique, institutionnelle, culturelle et économique à laquelle aspire la société, ne peut se passer de réformes structurelles et profondes de la justice. La justice est aujourd’hui appelée à se hisser aux nouveaux besoins de la société induits par les transformations techniques, institutionnelles et culturelles. Ce sont des évolutions qui sont censées toucher d’abord les instances de la superstructure « idéologique » et conceptuelle de la justice (Constitution, Assemblée populaire nationale, Sénat) ; ensuite, les structures techniques chargées de traiter des affaires de la justice (cours, tribunaux et auxiliaires de justice). Les efforts de mise à niveau et de rattrapage à fournir pour consacrer une justice qui fasse la promotion de l’homme et de la collectivité sont aujourd’hui immenses.
Les constats de retards sont faits non seulement par les opposants politiques, mais également par les organisations de la société civiles et les ONG internationales. Le dernier cri d’alarme, par exemple, lancé en 2013 au sujet de la situation des Droits de l’Homme en Algérie, a été le fait d’une organisation semi-officielle, à savoir la Commission nationale consultative pour la promotion et la protection des Droits de l’Homme, dont le président est maître Farouk K’sentini.
Dans le bilan qu’elle a fait pour l’année 2012, cette commission n’a pas été tendre avec l’administration algérienne. Elle remet en cause, presque avec la même énergie que l’opposition politique, le sacro-saint principe de l’indépendance de la justice consacré par la Constitution. Dans son rapport, ladite commission parle d’une justice « intraitable » avec les faibles et »poltronne » avec les forts. S’agissant de la lutte contre la corruption, elle relativise les efforts consentis jusqu’ici par le gouvernement et parle de la »paralysie » qui a grevé l’Organe national de prévention et de lutte contre la corruption, créé en 2006.
Le rapport de la commission K’sentini considère que, même s’il existe une volonté au niveau de l’État de lutter contre la corruption, la corruption est, en revanche, devenue une « institution à part entière ». Le rapport revient aussi sur les droits des justiciables qui ne sont pas toujours protégés et qui seraient même « bafoués » par une forme de « présomption de culpabilité », inversement la sacro-sainte formule de présomption d’innocence. Que les critiques viennent d’instances officielles, semi-officielles ou de la société civile, la justice est appelée aujourd’hui, à en prendre note, à les intégrer dans sa stratégie de réformes et à en faire un moyen de promotion des institutions et de la citoyenneté. En cela, la campagne électorale en cours n’aura pas été inutile, puisqu’elle a permis des critiques constructives et la confrontation des idées.
S. T.