La réalisation de l’histoire et l’image des héros dans nos imaginaires

La réalisation de l’histoire et l’image des héros dans nos imaginaires

Une chose reste certaine au bout de nos interrogations : des livres, des films et probablement d’autres supports culturels nous parleront de Wikileaks et d’Assange et en parleront aux générations futures. La Tribune a consacré un dossier au site et au personnage. Inutile de revenir sur ce qui a déjà été dit et bien dit.

Mais un aspect de la question en lien étroit avec la culture n’a pas été abordé, c’est qu’Assange a surgi comme figure d’un combat ou d’une manip – peu importe, pour l’instant -, mais comme

figure. La question mérite qu’on s’y arrête et qu’on creuse du côté de nos souvenirs sur le rapport entre culture, histoire, figures et héros dans la formation de nos consciences et nos identités.

Héros de fiction et «vrais héros»

Les vieux qui ruminent aujourd’hui leurs premières lectures ont aimé dans leur enfance un type de héros comme Robin des bois ou Ivanhoé. En gros, ils n’avaient à lire dans la collection Jeunesse que l’histoire fantasmée des peuples qui nous dominaient. Il était également difficile, en littérature, de multiplier les grandes figures à mettre dans des livres. En dépit de toute bonne volonté, lire un livre demande du temps. Le cinéma et la télévision – surtout la télévision – ont multiplié les capacités de produire des héros et des personnages – en veux-tu ?

En voilà ! Cette inflation de héros de pacotille n’a cependant pas altéré l’éclat des «vrais héros», ceux qui étaient issus des histoires – arrangées ou pas, fantasmées ou pas – des peuples. Que nos Aladin ou nos Djeha soient restés des histoires locales – encore que pour Aladin … – ne relève pas d’un manque de mérite, mais d’abord d’une condition de dominés que nous a été imposée. Pour ce segment des représentations comme pour tous les autres domaines des idées, l’affirmation de Marx s’en trouve vérifiée : «Les idées dominantes d’une époque sont les idées de la classe dominante.» (L’idéologie allemande).N’empêche ! La domination coloniale, première forme de la mondialisation à la canonnière – les choses ont-elles vraiment changé ? – a engendré aussi une mondialisation des figures héroïques.

Tout notre vingtième siècle a été marqué par une lutte des figures héroïques. À peine sortis de l’enfance, ceux qui savaient lire parmi les colonisés oubliaient Jeanne d’Arc pour des chefs militaires et politiques bien de leurs temps. Les médias étaient infiniment moins nombreux, mieux centrés sur les opinions publiques – en gros un journal pour un courant d’opinion – plus difficile à faire. L’école coloniale nous amenait directement dans les bras de ces médias d’où étaient absents nos soucis et nos opinions. Alger-Rep, après 1945, pour l’Algérie, par exemple, ne pouvait contrebalancer toute la machine de guerre idéologique  des médias coloniaux et – preuve par les résultats – les pieds-noirs ont massivement suivi les journaux colonialistes, pas Alger-Rep.

Les puissances coloniales ont continué à fabriquer des héros par les méthodes du passé : la guerre ! Et les conscrits de force ou les engagés volontaires parmi les peuples colonisés apprirent à satiété les noms des héros qui les menaient à la boucherie. Ne vous trompez pas sur Pétain. Il fut la parfaite figure de la baudruche et nos braves anciens combattants de la Première Guerre mondiale répétaient son nom comme celui du tonnerre des canons qui roulaient sur les tranchées glaciales du front allemand.

Ils furent les premiers moutons de l’illusion de grandeur. Ils ne furent pas les derniers, car à cette baudruche succédèrent avec plus de succès d’autres figures. Nous en étions là au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Les figures des héros avaient pour noms Churchill, Roosevelt, Staline, de Gaulle…

Les hommes et l’histoire

Dans la deuxième partie du vingtième siècle surgirent d’autres noms de héros : Gandhi, Nehru, Mao, Ho Chi Minh. Déjà l’Asie annonçait les couleurs des puissances émergentes. Puis ce fut le tour de l’Afrique et de l’Amérique latine. Nous eûmes nous aussi nos propres héros. Ce n’est pas rien d’avoir des héros, des figures de légende, des mythes qui vous tiennent debout face aux tempêtes. Ce n’est pas rien. Et mythe pour mythe Le Pen trouve encore des ressources dans celui de Jeanne d’Arc.

Ne demandez pas aujourd’hui qui sont les héros qui ont bouleversé l’ordre du monde et qui l’ont bouleversé profondément. Ils se rappelleront Mao, pas plus. On se rappelle les vainqueurs, ceux qui continuent à marquer l’histoire  et à imprimer une direction à sa marche. On se rappellera mieux Gandhi et Nehru parce l’Inde va peser plus. Le nom de l’Oncle Ho est déjà un peu oublié. Mais les masses sont ainsi oublieuses.

Les grandes figures marquent les hommes pour les luttes du moment, pas pour celles du passé.  Ou alors elles sont passées dans la culture pour avoir réussi à représenter quelque chose. Mao ne représente pas que la Chine, mais une façon de penser la politique et l’histoire, de la dire et de la pratiquer.

De l’utilité d’un héros

La figure du héros n’a pas seulement un rôle de repère ou de représentation. Elle est également active. Comme la croyance religieuse, elle inspire, elle suscite, elle pousse à l’action. On veut naturellement ressembler à son ou à ses héros. Cela peut se résumer au keffieh de Yasser Arafat ou au béret du Che. Cela peut aller aussi loin que le sacrifice d’Ali la Pointe et aussi loin que l’image du maquisard. Toute une génération d’Algériens a rêvé de monter au maquis comme le plus grand accomplissement de soi,

l’accomplissement dans la perfection du martyre ou la réalisation de la liberté. Il aurait fallu que l’armée coloniale tue le nom ou l’image des Ben Boulaïd, Didouche, Ben M’hidi avant de tuer les corps. Tout le problème est de trouver les héros d’une époque. Nous ne savons pas très bien comment se créent les figures des vrais héros.

Quand vous avez des empires médiatiques, les «héros» vous pouvez en fabriquer treize à la douzaine qui ne tiendront pas la route du temps. Quand vous êtes une vraie figure de héros car vous représentez à un moment donné les espérances et les désirs d’une nation, la présence de médias favorables arrange un peu votre image, il ne la crée pas. Quand vous êtes un vrai héros votre figure s’impose contre tous les empires médiatiques. C’est le cas du Che, de Mao, de Giap, de Castro. Car ils sont des héros bien au-delà de leurs sphères territoriales ou linguistiques.

Cette importance du héros n’a pas échappé à l’art en général et à la littérature en particulier. Toute une esthétique s’est élaborée sur la construction de héros susceptibles de représenter une époque, un idéal, un problème. Malraux, G. Amado, et toute la littérature engagée ont tenté de résumer la question fondamentale d’une époque à travers un héros. Cette façon de voir le monde et d’en élaborer les grilles d’approche a pu faciliter la fascination pour les héros individuels, les héros dans la gueule du loup. De part et d’autre de cette ligne du héros et son époque s’est dévoilé l’enjeu de l’image du héros.

En littérature le roman d’Elsa Triolet, Le Cheval blanc, en plus de grande beauté – inutile de rappeler l’immense talent de cette écrivaine – nous livre une des analyses et une des lectures les plus brillantes et les plus sagaces de cette question. Michel, son principal personnage, un scandale de beauté et de dons, musicien et jazzman spontané, adoré des femmes et camarade apprécié de ses camarades, ne cède pas à la désinvolture désabusée de son monde parisien de l’entre-deux guerres mondiales  et reste hanté par la châtelaine de ses contes d’enfant, la châtelaine enfermée dans le donjon et qu’il faut libérer.

Michel passera de femme en femme sans cesser de chercher cette femme à libérer, cette châtelaine des donjons, inaccompli tant qu’il n’a pas donné sa vie pour cette dame emprisonnée, pour cet amour imaginé, mais tout aussi réel qui le laisse insatisfait de toutes les étreintes jusqu’à… Jusqu’à ces jours de la «drôle de guerre» pendant lesquels il a fallu chanter pour les camarades blessés et abandonnés, pour les camarades désespérés… Jusqu’à ce jour pendant lesquels il découvre que la châtelaine

emprisonnée existe bien et qu’elle a pour nom la France.

Le roman d’Elsa Triolet est une des plus fines analyses des idéologies en œuvre dans la guerre froide. Ses autres romans aussi de toute la série de l’âge de nylon. Michel représente-t-il le type moyen du petit Français bercé aux contes et légendes du terroir ? Peut-être pas aujourd’hui. Parle-t-on toujours de châtelaine dans la France

d’aujourd’hui et parle-t-on encore de moudjahidate dans l’Algérie d’aujourd’hui ? Ou alors les belles voitures et les réussites

fulgurantes ont pris le dessus sur la transmission des mythes et des valeurs ? Dur de le savoir puisque la «pipolisation» nous fait croire que la jeunesse ne s’intéresse qu’aux futilités des succès frivoles des télévisions.

Ça, c’est ce qu’on veut nous faire croire. La réalité est un peu différente. Lors des inondations de Bab El Oued ou lors du séisme qui a frappé la région de Boumerdès en 2003, nos jeunes tant décriés n’ont pas hésité un instant à porter secours et à périr pour certains d’entre eux. Alors, il faut se méfier de ce qu’on veut nous faire croire.

Et pour les jeunesses d’ailleurs, les étudiants français, anglais et italiens sont déjà sur la ligne de feu pour défendre leurs droits et déjà le mot honni de révolution refait son apparition. Quelles figures notre jeunesse et celles des autres continents pourront-elles créer qui nous indiquent le sens de l’histoire ? C’est si vite demain !