La prostitution, un fléau à regarder droit dans les yeux

La prostitution, un fléau à regarder droit dans les yeux
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Pendant ce mois de ramadhan, plusieurs entrefilets de la presse écrite ont fait état de démantèlement de réseaux de prostitution dans certaines villes d’Algérie. Arrière-boutiques de magasins et de salons de coiffure, appartements «désaffectés», hangars, jardins publics éloignés des regards, tous les coins discrets qui peuvent accueillir le commerce de la chaire ont été investis par les souteneurs de tout acabit jusqu’à intégrer même des mineures à leurs réseaux. Des opérations «coup de poing» sont de temps à autre menées par les services de sécurité pour mettre fin aux activités de marchands de chaire humaine et, dans la foulée, libérer des filles et des femmes devenues prisonnières d’une logique scélérate. Mais, l’on ignore dans quelle mesure les campagnes de «moralisation» menées sporadiquement par les services de sécurité dans les villes et les bourgs pourront réinstaller sérénité, bon voisinage et «bonnes moeurs» dans nos cités et quartiers.

Le fait est que ce genre d’opérations s’est multiplié au cours de ces dernières années sans que le mal ait pu être éradiqué totalement. Pis encore, et contre toute attente, les animateurs des réseaux de prostitution ont, à chaque déconvenue ou démantèlement d’une ancienne organisation, fait preuve d’une débordante imagination en investissant des lieux qui n’avaient, a priori, aucune destination lubrique ou déréglée. C’est ainsi que, au cours de ces dernières années, dans certaines grandes villes ou de dimension moyenne et dans toutes les régions d’Algérie, des pizzerias, des ateliers de couture et des salons de coiffure ont changé de «raison sociale» lorsque leurs gérants, happés et aveuglés par l’appât du gain et le lucre, y ont aménagé des pièces ou des piaules servant de lieux de débauche.

Cette «innovation» date déjà de plusieurs années. Outre les sites et structures détournés depuis bientôt deux décennies de leur vocation touristique ou hôtelière sur les côtes d’Oran, de Kabylie, d’Annaba ou de Tipasa, la traite de femmes a étendu et diversifié son aire d’activité au fur et à mesure que la misère sociale prend de l’ampleur et que se multiplient les impasses et les fractures au sein de la société.

Le fait est aussi lié au phénomène de rétrécissement des espaces de saine récréation et de rencontres entre jeunes des deux sexes. Les gérants d’un cybercafé d’une ville chef-lieu de wilaya dans le centre du pays n’ont pas trouvé meilleure façon d’agir que d’afficher en grands caractères sur la porte d’entrée vitrée : «Salon interdit aux couples» ! C’est que, dans le silence douillet et clair-obscur du poste de travail où les deux «tourtereaux » se placent, les mille frustrations longtemps contenues et les débordantes tentations inspirées des sites pornographiques peuvent mener assez loin – et c’est déjà arrivé dans ce salonmême – en matière d’attouchements, de licence et autres libertinages.

Ce genre de situation complexe – qui fait que n’importe quel lieu qui puisse assurer un minimum d’intimité est investi par les candidats à la débauche – est censé conduire les pouvoirs publics, les pédagogues, les responsables de la culture et les médecins vers une réflexion profonde au sujet de ce phénomène qui ne cesse de prendre des proportions inquiétantes.

Ces inquiétudes sont multiples et variées, et il ne s’agit nullement de les circonscrire dans une tartuferie morale ou autre pharisaïsme qui seraient des gages pour la frange conservatrice de la société. D’autre part, les citoyens qui, dans certaines régions, particulièrement en Kabylie, se sont fait justice eux-mêmes en s’attaquant avec gourdins et armes blanches à des bars transformés en lupanars, ne peuvent être condamnés d’avoir exprimé avec une certaine agressivité leur réaction vis-à-vis d’établissements imposés comme «voisins obligés» ; ces établissements, en ayant changé de vocation par appât du gain, agressent effectivement dans leur intimité de vie familiale, les populations des bourgs et quartiers attenants.

8 000 lieux de débauche clandestins dans la capitale

Partout dans le monde, ce qui est appelé le «plus vieux métier du monde» ne peut être éradiqué en tant que phénomène de société. Il peut être réduit, jugulé et surtout encadré et réglementé. Aucune cagoterie ou rigorisme moral ne pourront venir à bout d’un phénomène qui a ses profondes motivations sociales. Les autorités ont fermé, dès le début des années 1980, tous les lieux où la prostitution était réglementée et où, au moins sur le plan sanitaire, la prévention était rigoureusement respectée.

Depuis lors, l’on sait ce que sont devenues les nouvelles cités bâties à la périphérie des périmètres urbains. Au niveau de certains quartiers déclarés «malfamés », la valeur de l’immobilier a connu une chute libre pour des appartements ne trouvant pas preneurs en raison d’un voisinage indésirable dont la triste renommée a fait le tour de toute la région. Faute de pouvoir brader les appartements de la «honte», leurs propriétaires les ont abandonnés dans le cas où ils ne les donnent pas en location pour l’extension du commerce de la chair. Aujourd’hui, l’anarchie des lieux de plaisirs sexuels a conduit à des situations graves et quasi incontrôlables. Rien que pour la capitale, le nombre d’endroits clandestins de ce genre est estimé à 8 000 par l’avocate Benbraham lors du séminaire tenu en avril dernier sur le sujet de la «Sexualité des Algériens».

Le silence qui recouvre ce genre d’activité – que l’on se contente de déclarer illégale pour se donner bonne conscience – n’a pas manqué de générer des fâcheuses conséquences morales et matérielles pour la société.

Des milliers d’enfants naturels que les pouponnières n’arrivent pas à prendre en charge entièrement naissent chaque année de relations hors mariage. La société et les pouvoirs publics sont placés dans une situation de quasi-impuissance devant le drame de la future vie psychologique et sociale de ces innocents. Comme il en résulte des milliers de femmes en détresse qui, en plus d’avoir été contraintes d’abandonner le fruit de leur ventre, sont condamnées à se faire oublier, à abandonner définitivement leur foyer parental ou marital et à poursuivre, peut-être jusqu’à la vieillesse, à exercer cette activité infâme.

Pour laver l’affront de la famille, des pères, des maris ou des frères sont allés jusqu’à tuer la femme qui a «fauté». Or, pour reprendre une lapalissade connue, pour faire l’amour, il faut être deux. L’homme qui a joui des faveurs de la femme demeure souvent hors de portée, souvent même non identifié. Par un geste hautement humanitaire tendant à recueillir les femmes qui ont fini par errer dans la nature (mais sans s’adonner à la prostitution) et leur apporter un soutien moral et matériel, feu le professeur Mahfoud Boucebsi, assassiné en 1993, a créé à Alger l’association «Femmes en détresse».Des dizaines de femmes y ont retrouvé sécurité et réconfort. Mais, au vu de l’ampleur du phénomène, ce genre d’initiative devrait être renforcé et étendu aux autres régions du pays.

Il reste que, en dehors de la solution policière qui consiste à assurer quiétude et tranquillité publique à nos villages et cités, les véritables solutions au phénomène de la prostitution sauvage sont à rechercher d’abord dans un mieux-être social – amélioration du niveau de vie et création d’espaces de détente et de récréation – qui devrait soustraire notre jeunesse aux tentations malsaines ; ensuite, il faudrait, pour encadrer un phénomène censé inscrit dans la marginalité, agir au niveau de la législation pour circonscrire d’une façon drastique les lieux autorisés pour ce genre d’exercice, y assurer de strictes règles sanitaires et criminaliser le détournement de mineures.

En tout cas, il ne sert à rien de se voiler la face, de jouer à la «vierge effarouchée» ou de faire dans la politique de l’autruche devant un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur. Le courage politique consistera à traiter frontalement le phénomène de la prostitution sans aucun moralisme bigot. Ce dernier ne fera que l’éloigner des yeux et le rapprocher des sommets du drame social et de la déréliction humaine.