La Libye abandonnée à son sort

La Libye abandonnée à son sort

Ce devait être le grand succès international du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Mais la Libye post-Kadhafi semble inexorablement basculer dans l’impasse. L’annonce surprise, mardi, par des chefs de tribus et de milices de l’est du pays, de l’autonomie de la région de Cyrénaïque a fait l’effet d’une bombe. « La région fait le choix du système fédéral », ont affirmé devant des milliers de personnes près de 300 miliciens et chefs de tribu.

Ceux-ci ont désigné un Conseil intérimaire, composé de portefeuilles aussi importants que le Pétrole ou la Défense. À la tête de la nouvelle entité baptisée Cyrénaïque, qui s’étend de la frontière égyptienne à Syrte (centre-nord), a été nommé Ahmed Zoubaïr, cousin de l’ancien roi Idriss al-Sénoussi, renversé par Kadhafi en 1969.

Problème, cette proclamation n’est pas valable. Depuis la chute du dictateur, le pouvoir libyen est exclusivement entre les mains du Conseil national de transition (CNT), dont la mission est d’organiser fin juin l’élection d’une Assemblée constituante. Seule celle-ci pourra ensuite rédiger la nouvelle Constitution, qui définira le statut des régions. Pour l’heure, le CNT demeure fermement opposé à l’autonomie de la Cyrénaïque, qui possède près des trois quarts de la richesse pétrolière du pays. Son président Moustapha Abdel Jalil n’a d’ailleurs pas tardé à signifier son rejet catégorique, menaçant même de recourir à la force pour décourager toute ambition fédérale à l’est.

« Retour 50 ans en arrière »(Premier ministre)

« Nous ne sommes pas préparés à une division de la Libye », a-t-il dit, alors qu’il se trouvait à Misrata (210 km à l’est de Tripoli) pour annoncer la fin de la rédaction de la charte nationale qui, selon lui, servira de modèle à la future Constitution. Le texte jette les bases d’une démocratie parlementaire avec un système administratif décentralisé, et promet en outre une gestion transparente des administrations locales. Il a reçu le soutien de centaines de personnes, qui ont manifesté mercredi contre le fédéralisme dans le sud du pays, notamment dans les villes de Sabha et Koufra, dans le désert, selon des vidéos mises en ligne sur Facebook. Plusieurs autres villes, dont Benghazi (est), ont connu des rassemblements similaires avec des banderoles soulignant l’unité nationale et insistant pour avoir Tripoli comme capitale.

« Nous ne voulons pas retourner 50 ans en arrière », a justifié pour sa part son Premier ministre, Abdel Rahim al-Kib, pour indiquer son refus d’un État fédéral. En effet, jusqu’en 1963, la Libye était divisée en trois régions administratives : la Cyrénaïque (est), la Tripolitaine (ouest) et le Fezzane (sud). Marginalisée durant les 42 années de règne sans partage du colonel Kadhafi, la Cyrénaïque a été la première région à se soulever contre le dictateur en février 2011. Or, un an plus tard, sa population a le sentiment d’avoir été laissée pour compte. De retour de Benghazi, Hasni Abidi (1), directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), relate un « profond sentiment d’injustice ».

Révolution déviée

« Les habitants estiment que la révolution a été déviée », explique-t-il. En effet, les principaux ministères régaliens au sein du CNT, celui de l’Intérieur et de la Défense, échappent à la région. Ils ont respectivement été confiés à des responsables militaires de Misrata (est de Tripoli) et de Zintane (ouest), qui ont participé à l’assaut final contre Kadhafi. Et comme un symbole, la révolution achevée, le CNT a déménagé son siège de Benghazi à Tripoli, la ville de Cyrénaïque ne conservant que le titre honorifique de « capitale économique » du pays. « Le projet fédéral demeure dans la tête des combattants de Benghazi depuis l’insurrection de février 2011 », explique pour sa part Patrick Haimzadeh (2), diplomate en Libye de 2001 à 2004. « Or il n’a pas été pris en compte par le CNT. Tout se joue à Tripoli, avec l’existence d’un système de commissions à la signature de chaque contrat. »

Si la Libye nouvelle ne diffère pas – dans son fonctionnement – de celle de Kadhafi, elle souffre d’un autre fléau : l’abondance d’armes en libre circulation à travers le pays. Confiées aux rebelles organisés en milices pour se débarrasser de Muammar Kadhafi, elles leur servent désormais à asseoir localement leur pouvoir. Officiellement, le CNT s’emploie à embrigader les ex-soldats dans l’armée nationale. Pourtant, dans les faits, les affrontements entre ex-rebelles sont légion.

Milices « hors de contrôle »

Ce constat dramatique a été souligné par Amnesty International qui, à l’occasion de l’anniversaire de la révolution le 15 février dernier, a déploré « l’impunité généralisée » de la plupart de ces milices, considérées comme « hors de contrôle ». « Les miliciens qui ont proclamé l’autonomie s’appuient sur leurs armes », affirme Patrick Haimzadeh, pour qui « il n’est donc pas exclu qu’ils aillent à l’affrontement avec le gouvernement central, en cas de refus ». Un risque qu’écarte pour sa part Hasni Habidi. Selon le chercheur, l’annonce surprise de mardi s’inscrit davantage dans le climat de « ferveur politique » qu’il a constaté à Benghazi. « Face à la multiplication des partis, les chefs de tribu veulent eux aussi entrer dans le jeu politique pour faire pression sur le régime. Ainsi, ils espèrent que la question d’un pouvoir fédéral sera prise en compte dans l’élaboration de la nouvelle Constitution. »

Dans l’optique du scrutin de juin, les islamistes libyens, déjà très influents au sein du CNT, ont créé samedi le parti Justice et Construction. À sa tête, Mohammed Sawane, ancien prisonnier politique sous Kadhafi, est un des représentants en Libye des Frères musulmans, farouchement opposés à l’autonomie de la Cyrénaïque, qu’ils considèrent comme une première étape avant la scission totale de la région.

Si le candidat Nicolas Sarkozy peut se targuer d’avoir évité le bain de sang que promettait Muammar Kadhafi à Benghazi, il semble bien moins se soucier aujourd’hui du sort d’un pays miné par les intérêts personnels et les rivalités, tant régionales que tribales. « Ce sont les aléas d’une période de transition », explique Hasni Habidi. « S’ils ont le sentiment qu’on les a abandonnés, notamment dans cette période de construction de leurs institutions, les Libyens respirent enfin. » « Nicolas Sarkozy s’attendait à une guerre pliée en une semaine, car il ne connaissait pas la société libyenne », affirme de son côté Patrick Haimzadeh. « Or on ne change pas une culture politique en quelques mois. Cette situation va durer au moins dix ans. »