Jamais en Algérie un si long débrayage n’a affecté par le passé une entreprise privée. “Il nous est arrivé de gérer des mouvements de grève plus ou moins longs, mais dans le secteur public.
Mais c’est la première fois qu’une entreprise privée est confrontée à une telle situation”, atteste un syndicaliste de l’union locale de l’UGTA. Ces 4 mois d’arrêt de travail ne sont pas sans conséquence. Selon le propriétaire, M. Aired, son entreprise perd chaque jour 1 milliard de centimes. Le compte est vite fait : en 4 mois, la laiterie a accusé une perte sèche de 120 milliards de centimes.
Sans parler des désagréments causés aux habitants, non pas de Tizi Ouzou seulement mais aussi de Béjaïa, Bouira et Boumerdès, puisque 80% des besoins de la Kabylie en lait sont couverts par cette laiterie. Les consommateurs sont obligés d’acheter un sachet de lait à 35 DA. Grand bénéficiaire de cette situation, le marché parallèle qui voit tomber dans son escarcelle une cagnotte de 40 milliards de centimes. Question : les conditions de travail au sein de cette laiterie sont-elles si inhumaines et les droits socioéconomiques des travailleurs à ce point foulés aux pieds pour que ces travailleurs aillent à une telle extrémité ? Non. Et de l’avis de beaucoup, les employés de cette laiterie sont parmi les mieux payés de toute la wilaya de Tizi Ouzou. “Cette entreprise est un bon exemple de la réussite de la transition publique/privé. Avant, elle n’avait pas de problème particulier jusqu’à ce que ce problème surgisse”, assure Meziane Medjkouh, président de la chambre de commerce et d’industrie Djurdjura. “Auparavant, il y avait une bonne entente entre les travailleurs et le patron. Le bilan de la cession est positif et personne ne peut dire le contraire. Mais d’un seul coup, les choses se sont gâtées”, s’étonne un syndicaliste.
Pour preuve, les grévistes n’ont mis sur la table aucune revendication socioprofessionnelle.
Leur mouvement s’est appuyé sur deux mots d’ordre : la renationalisation de la laiterie et l’envoi d’une commission d’enquête nationale pour passer au crible sa gestion. Comme c’est à la mode dans le pays, le chef de l’état est sollicité pour arbitrer ce conflit. “Attachés à nos revendications et à la stabilité de notre région et de notre pays, nous, travailleurs de la laiterie de Draâ Ben Khedda exhortons le président de la République à ordonner à tous les responsables concernés d’assumer leurs responsabilités et trouver une issue conforme aux intérêts des travailleurs et du pays”, écrivaient les grévistes dans un communiqué daté de 27 novembre 2011.
Les belles performances de la laiterie
Pour couper l’herbe sous le pied des travailleurs grévistes, le propriétaire a rendu publics, en octobre 2011, les résultats de la laiterie qui alignaient les belles performances. Depuis sa prise en main de l’entreprise, M. Aired assure avoir largement respecté les engagements prescrits dans le cahier des charges.
En 3 ans, il a créé 170 postes d’emploi contre 150 et a investi 400 millions de dinars au lieu de 355 exigés par l’état sur une période de 4 ans. En outre, le prix total de la cession de la laiterie a été réglé trois ans avant l’échéance, et les travailleurs se sont vu octroyer par le repreneur une gratification de 180 millions de dinars sans que l’état l’y oblige. Signe d’une gestion saine, le repreneur envoie régulièrement des rapports trimestriels et annuels visés par un commissaire aux comptes à Giplait et à Tragral.
Et les fruits de cette nouvelle dynamique insufflée à l’entreprise ne se sont pas fait attendre : le nombre de conventions signées avec les éleveurs a triplé, en passant de 600 à 1749, et celui des collecteurs de lait de vache a quintuplé en passant de 7 à 33.
La production de lait pasteurisé, quant à elle, est passée de 220 000 l à 320 000 l, alors que le nombre de camemberts produits par jour a triplé, passant de 6000 à 18 000. Quid du chiffre d’affaires ? Il a tout bonnement connu une progression de 32%.
Ces prouesses ont renfloué les caisses du trésor public qui, depuis la privatisation de cette laiterie, a perçu 556 millions de dinars de taxes.
Les travailleurs ont eu, eux aussi, leur part du gâteau : ils ont bénéficié d’une augmentation des salaires de 17% avec effet rétroactif à partir de mai 2010, et la convention collective a été adaptée à la convention de branche “en retenant les taux les plus élevés des primes et des indemnités”. “à titre indicatif, alors que la convention collective d’avant la privatisation ne comportait qu’une prime de rendement individuel de 10% du salaire de base, cette dernière a été portée à 20% et une deuxième prime de rendement collectif (PRC) a été octroyée à hauteur de 40% du salaire de base (taux maximal de la convention de branche agroalimentaire)”, précisait le communiqué du propriétaire de la laiterie. “C’est la seule entreprise privée où une convention de branche est adoptée. Il ne reste que la signature retardée par le conflit”, reconnaît un syndicaliste.
Mais voilà, tous ces beaux chiffres ne sont rien aux yeux des travailleurs grévistes qui ne jurent que par la renationalisation de leur laiterie.
Les grévistes contestent le bilan du propriétaire
Virée à la laiterie de Draâ Ben Khedda pour y voir plus clair. Le portail est fermé à l’aide d’une chaîne. À l’intérieur un agent de sécurité fait la garde. “Il n’y a personne à l’intérieur et il est interdit d’y entrer”, lâche-t-il. Un portrait géant du président Bouteflika est placardé sur un mur. Tout autour, sont accrochées des banderoles portant des slogans genre “Monsieur le président, envoyez une commission d’enquête”, “On exige le retour de l’Etat”, “On demande le droit de récupération de notre laiterie”, etc. Un peu plus loin, en face d’un carrefour, des grappes de personnes : ce sont les travailleurs de la laiterie qui, depuis le déclenchement du conflit, se retrouvent ici pour veiller au grain.
Rencontrés dans un café, certains de leurs représentants sont tombés à bras raccourcis sur leur patron qu’ils accusent de toutes sortes de comportements délictueux : ventes frauduleuses et illégales de lait cru, utilisation d’une poudre de mauvaise qualité (Bartex). À les entendre, la qualité du lait “s’est dégradée à 80%” pour cause “de réduction du dosage de poudre et la qualité d’une des poudres utilisée, celle importée de Pologne”.
En constatant de telles “anomalies’’ pourquoi les travailleurs n’ont pas saisis les services concernés (Giplait, DCP,…) au lieu d’aller directement à l’épreuve de force ? “Nous avons peur des représailles. Sans cette grève, il nous aurait licenciés. Tu ne peux pas lui faire face”, rétorque un gréviste qui accuse les services de la DCP, les responsables de Giplait et même le procureur de “complaisance” avec le propriétaire.
Les grévistes contestent aussi le bilan de M. Aired à la tête de l’entreprise lui faisant le reproche d’avoir fait fi du cahier des charges. Selon eux, il n’y a pas eu création de 170 postes d’emploi mais de 50 seulement. “Il n’a fait que remplacer les départs volontaires et autres retraités. Il doit encore recruter 120 personnes pour atteindre le chiffre qu’il a donné. Pis, il a supprimé une quinzaine de postes dans l’organigramme”, râle un gréviste. Pour le petit groupe de travailleurs, l’investissement de 40 milliards de centimes annoncé par lepropriétaire est une fumisterie. “L’usine accuse un manque flagrant de pièces de rechange et d’outils de travail. En outre, il a ramené de vieilles machines du Maroc qui sont au fait des épaves qu’il est en train de rénover sur place. S’il avait vraiment investi 400 millions de DA, on aura aujourd’hui une usine et demie”, peste un autre travailleur avant d’interroger : “Comment parle-t-il d’investissement alors qu’il n’y a aucun nouveau produit ?”
Quid de l’augmentation salariale ? “On lui doit rien puisque c’est prévu dans la convention collective. Et on a bataillé dur pour avoir ce minimum. Ceci dit, la convention n’est pas encore finalisée”, répond un membre du comité de participation de l’entreprise. Pour ce dernier, la laiterie était meilleure quand elle était propriété de l’État. “Le chiffre d’affaires était de 35 milliards de centimes alors qu’il n’est actuellement que de 27 milliards seulement et les travailleurs étaient les mieux payés de toute la wilaya”, assure-t-il. Pour quoi alors les travailleurs ont donné leur onction à sa privatisation par l’État? “C’est l’ancienne section syndicale qui nous a induits en erreur en nous faisant croire que toutes les laiteries du pays allaient être privatisées”, répond notre syndicaliste. Une assertion qui sera démentie par un membre de l’union de wilaya de l’UGTA qui, à son tour, soutient : “Au départ, nous étions contre la privatisation de cette laiterie. Mais devant le choix des travailleurs qui se sont tous prononcés en faveur de la cession nous avons alors décidé d’accompagner le processus. Il faut savoir que les travailleurs ont tous perçu une prime de cession de 10%.”
La renationalisation,
simple paravent pour avoir la tête du patron ?
Des propos des grévistes ressort une certaine aigreur à l’égard du propriétaire. “Il nous méprise et sous-estime. Il a manqué du respect à toute la région de Draâ Ben Khedda”, s’offusque un autre. “Il ne veut pas investir ici, il ne fait que ramasser de l’argent qu’il compte engager ailleurs, à Tamda, où il a acheté une assiette de terrain à 10 milliards.” Autre reproche fait à M. Aired : avoir ramené 50 ouvriers de “sa famille” et écarté des anciens des postes de responsabilité en les remplaçant par ses fidèles. “Oui, je le reconnais, nous n’avons aucune revendication socioprofessionnelle. Et 80% du problème est dû au comportement du propriétaire vis-à-vis des travailleurs. Il a une attitude de colon vis-à-vis des indigènes. Toute la population de Draâ Ben Khedda partage nos griefs”, confesse un travailleur. “Il a touché à la dignité des travailleurs et de la population de Draâ Ben Khedda. On n’est pas des esclaves ou des sous-hommes”, renchérit un autre avant de concéder : “On n’est pas contre un privé fiable.” Le mot est lâché : l’objectif premier de cette grève inédite est, semble-t-il, d’avoir la tête du propriétaire de la laiterie qu’autre chose. La grève et son fameux mot d’ordre de renationalisation ne sont-ils au final que des prétextes pour réaliser un seul et unique objectif ? Peut-être.
Une grève fruit
de manipulations politiques
Beaucoup de monde à Tizi Ouzou croit dur comme fer qu’il y a d’autres parties qui tirent les ficelles et manipulent les travailleurs grévistes pour solder leurs comptes politiques. “Il y a dans cette situation des zones d’ombre qui ne sont pas comprehensibles pour le simple citoyen”, dénonce timidement M. Medjkouh. Plus offensive, l’union de wilaya de l’UGTA, flairant une certaine manipulation, est allée jusqu’à retirer sa couverture syndicale à une grève qui “est dénuée de tout aspect revendicatif tant sur le plan social que professionnel .” “Cette situation, fruit de manœuvres et d’extrapolation, vise clairement à hypothéquer l’outil de production et, par voie de conséquence, la paupérisation de centaines de familles”, dénonçait la commission exécutive de wilaya de l’UGTA dans un communiqué daté du 9 novembre 2011, avant d’exprimer son refus “à ce que la laiterie de Draa Ben Khedda devienne la proie des prédateurs, ni qu’elle serve de fonds de commerce à des fins politiciennes et électoralistes.” Et à un membre de l’union de wilaya de la même structure de renchérir : “Des représentants des grévistes nous ont saisi sur ce problème. Après de multiples tractations avec le propriétaire, nous avons pu arracher bien des concessions puis on a organisé une rencontre de plus de 6 heures avec le wali, qui s’est soldée par un PV signé par toutes parties tout en convenant de la tenue d’une assemblée générale des travailleurs. Le jour J, ils se sont retirés pour se concerter avant de revenir complètement sur leur engagement.” Pourquoi ? “Ils ont dû recevoir instruction de revenir sur l’accord signé. On ne veut pas rentrer dans une polémique mais c’est la triste réalité”, accuse-t-il.
Mais il n’est pas le seul, Saïd Boukhari, désigné par l’APW pour mener une médiation dans ce conflit, porte la même accusation contre certains travailleurs grévistes. “On est arrivé à une solution il y a 2 mois de cela, qui stipule la reprise du travail en contrepartie d’une levée de toutes les sanctions prises à l’encontre des travailleurs grévistes. On a constitué une délégation puis on s’est rendus au siège de la laiterie pour tenir une assemblée générale des travailleurs. Un groupuscule de radicaux a fait capoter la démarche. On a remarqué deux choses : ce ne sont pas l’ensemble des travailleurs qui ont pris la parole, et le groupuscule de radicaux se retire à chaque fois pour se concerter”, raconte-t-il. “C’est Louiza Hanoune qui manipule ce mouvement”, dénonce-t-il. Le P/APW de Tizi Ouzou, Mahfoud Belabbas, partage le même avis et désigne du doigt la porte-parole du Parti des travailleurs. “Elle est venue à Tizi Ouzou et elle a appelé les comités populaires à fermer l’usine de Draa Ben Khedda. C’est inacceptable ! On ne lui conteste pas le droit de s’exprimer sur ce dossier mais pour venir semer la zizanie ici, non !” dira-t-il avant d’ajouter : “C’est une soixantaine d’activistes, dont certains sont pris en charge politiquement et financièrement par l’International trotskiste, qui sont derrière ce mouvement qui n’est porteur d’aucune revendication socioéconomique.” Janvier dernier, lors d’une conférence publique, Louiza Hanoune a repondu du tac au tac. Elle a soutenu n’avoir fait que “réitérer une position de principe”, celle de la renationalisation de toutes les entreprises privatisées par l’État, non sans s’interroger si le RCD n’aurait pas un intérêt dans cette affaire. Les travailleurs grévistes, eux, se défendent d’être des marionnettes entre les mains de qui que ce soit. “Nous ne sommes manipulés par personne. Oui, nous avons assisté au meeting de Louiza Hanoune et nous avons pris langue avec des responsables et élus d’autres partis et organisations (FLN, RND, FFS, PT, MSP, Cnec, Onec et même la LADDH) pour nous aider. Toute personne qui peut nous prêter main-forte, même Bouteflika, est la bienvenue”, soutient un travailleur.
Y a-t-il un laisser-faire des pouvoirs publics ?
La conviction de M. Belabbas est que le mouvement de grève qui touche cette usine est téléguidé d’en haut dans le but d’ “étouffer économiquement la Kabylie.” La preuve ? Le peu d’empressement des pouvoirs publics à mettre fin à une situation qui “n’a que trop duré.” Le propriétaire a eu deux jugements favorables dans cette affaire mais ne les a jamais mis à exécution. “Après les assassinats et les kidnapping, les investisseurs qui ont pris sur eux de nous accompagner malgré les difficultés sont aujourd’hui pris pour cible par les aventuriers politiques et le clan d’Oujda. Le pouvoir central est en train de tout faire pour faire fuir les investisseurs de cette région. On ne peut pas qualifier autrement le complot contre la laiterie de Draa Ben Khedda”, s’est-il emporté avant d’enfoncer le clou : “Je suis sûr et certain que si un tel problème s’est posé ailleurs on l’aurait réglé en 24 heures. Qu’on cesse de prendre les habitants de cette région pour de la chair à canon et qu’on mette fin à cette situation kafkaïenne.” L’antenne locale de l’UGTA n’en pense pas moins, même si elle n’a pas recouru au même discours direct de M. Belabbas. Dans son communiqué du 9 novembre 2011, la commission exécutive de wilaya du syndicat de Sidi Saïd s’est interrogée sur “le devenir de cette entité économique et de ses salariés devant le silence inexpliqué des pouvoirs publics et de la Centrale syndicale.”
Une grande première pour une organisation syndicale comme l’UGTA ! Pour leur part, les responsables de la wilaya assurent avoir tout fait pour régler ce problème. “La laiterie de Draa Ben Khedda n’est pas une entreprise de la wilaya. Notre rôle est de mener une mission de bons offices et de rapprocher les points de vue. Nous ne sommes pas insensibles et nous n’avons pas cessé d’appeler toutes les parties au dialogue. Le wali lui-même a reçu les travailleurs pendant plus de 6 heures”, explique le chef de cabinet du wali. Tout de même, il dit avoir bon espoir de voir ce conflit se régler au plus vite.
Prémices d’une solution
Et, fin janvier, des prémices d’un règlement de ce conflit apparaissent. Il y a d’abord le rassemblement d’une centaine de travailleurs au siège de l’union de wilaya de l’UGTA, avant de constituer une délégation reçue par le wali. N’ayant pas perçu leurs salaires depuis octobre de l’année dernière, ils veulent reprendre le travail mais exigent des autorités une sécurisation des environs immédiats de la laiterie.
Puis, les responsables de la wilaya ont reçu à plusieurs reprises le propriétaire de la laiterie, M. Aired, dans le but certainement de le faire revenir sur certaines de ses décisions, comme les licenciements et autres plaintes déposées contre certains meneurs. Tout porte donc à croire que le dénouement de cette affaire est tout proche au grand soulagement des 380 travailleurs de cette entreprise. Une inconnue tout de même : la partie qui payera les pots cassés d’un aussi long et injustifié débrayage.
La population, elle, a déjà payé un lourd tribut.
A. C