Au cœur du « potager de l’Europe », dans le sud de l’Espagne, des voix s’élèvent contre un système d’exploitation dominé par la grande distribution, qui force les maraîchers à comprimer leurs prix et laisse une partie de la main-d’oeuvre étrangère dans la misère.
Sur plus de 30.000 hectares de la province espagnole d’Almeria (Andalousie, sud-est), un enchevêtrement de serres forme une étendue miroitante. Souvent photographiée depuis l’espace par les astronautes, cette luisante « mer de
plastique » qui s’infiltre jusque dans la ville portuaire d’Almeria a même donné son nom à une série télévisée.
« En quatre ans, la valeur des exportations de légumes de notre province est passée de 1,7 à 2 milliards d’euros », assure le représentant provincial pour l’Agriculture de l’administration régionale, Jose Antonio Aliaga.
Pourtant, des producteurs eux-mêmes remettent en question un modèle d’agriculture productiviste poussé à ses extrêmes.
Dans ses serres où résonne le goutte-à-goutte de l’irrigation automatisée, Antonio vante « le goût sucré » de ses poivrons rouges qui « partent vers l’Allemagne, la Slovénie, le Danemark » ou « les grands progrès réalisés depuis sept ou huit ans pour réduire considérablement l’usage des pesticides ». Mais « tous les prix augmentent – plastique, semences, énergie… – sauf celui du légume fixé par les grandes chaînes de supermarché », dénonce cet « agriculteur moyen », à la tête de 2,5 hectares à Roquetas-de-Mar.
‘Domination de la grande distribution’
« Les multinationales nous étranglent », renchérit un autre des 14.000 maraîchers de la province, Miguel Rubio, qui exploite 4 hectares. « On me paie si mal mes concombres et aubergines – 27 et 45 centimes le kilo en moyenne ces
derniers mois – que je suis obligé de produire toujours plus, comme les autres », dénonce l’agriculteur de 60 ans. « Cela génère encore plus d’excédents et fait encore baisser les prix: un système de non-sens! »
Le 4 février, les maraîchers ont manifesté à Almeria. Ils réclamaient des prix d’achat « équitables » pour « développer dignement leur activité ».
« Nous produisons plus de 65% des tomates, 80% des concombres et 94% des aubergines vendus en Europe, mais regardez les prix: ils sont en dessous des coûts de production », affirme le président de l’Association agraire des jeunes
agriculteurs (Asaja), Francisco Vargas, dénonçant « la domination de la grande distribution » et « la guerre que se livrent les sociétés commerciales de la province, à qui vendra le moins cher pour garder les clients ».
Le porte-parole du Syndicat des ouvriers des champs (SOC) dans la province, Spitou Mendy, assure, lui, que « les conditions d’exploitation pure et dure des migrants n’ont fait qu’empirer » depuis l’année 2000 et les tristement célèbres
émeutes racistes de El Ejido.
Le soir, d’innombrables immigrés quittent le dédale des serres, à vélo. Beaucoup rejoignent les maisons – ou taudis – bondés qu’ils partagent avec d’autres journaliers.
Dans une masure que de jeunes Africains louent à El Ejido, Spitou Mendy vient distribuer le tract « lutte pour tes droits! ».
« Je travaille 25 jours mais sur ma fiche de paie, ils n’en font apparaître que 10 », explique Adama, Malien de 34 ans, « dans les serres depuis 2008 ». « Ils ont deux mois de retard pour le paiement… Le travail est très dur… On tient… J’ai des papiers mais si je me mets à revendiquer, j’ai peur que les patrons virent mes compagnons qui n’en ont pas ».
Bidondilles au pied des serres
Ailleurs, la commune de Nijar compte au moins deux bidonvilles formés par des journaliers maghrébins. Un Marocain de 32 ans est réticent à y faire visiter la cahute en palettes, tubes et plastiques qu’il partage avec deux journaliers, dominant « la mer de plastique ». « Je n’ai toujours pas de papiers et cela fait huit ans que je vis ici, dont quatre à travailler dans les serres de tomates », résume Mohamed, ancien étudiant en sciences économiques de Marrakech, ayant traversé
clandestinement la Méditerranée. Découragé, il dit « gagner 35 euros les huit heures » mais ajoute: « d’autres touchent 30 ».
« Ce sont des cas ponctuels, pas du tout la situation générale des 60.000 » personnes travaillant dans les serres, commente M. Aliaga. « Des dizaines de milliers de migrants ont été régularisés ici, au cours des quinze dernières
années. Ce qui se passe, c’est qu’ils ne sont pas tous restés », préférant partir vers le nord de l’Europe, assure-t-il.
« Il n’est pas juste que les agriculteurs d’ici soient tous vus comme des négriers », soupire aussi Antonio Fernandez, dont l’employée roumaine estime avoir un patron modèle, exceptionnel. Payés chacun « 800 euros mensuels » pour cinq jours de travail par semaine, elle et son mari montrent, heureux, la maison au jardin fleuri où ils ne paient « ni loyer ni eau ni électricité ».
Mais « +l’or vert+ d’Almeria a cessé d’être de l’or » pour nombre d’exploitations familiales, constate l’anthropologue Francisco Checa, de l’université d’Almeria. « Pourquoi des entrepreneurs exploitent-ils les immigrés dans la région? Parce qu’avec la faible marge qui leur reste, les maraîchers peuvent seulement forcer sur le dernier maillon de la chaîne », affirme, depuis déjà quinze ans, ce chercheur.