Sur le port céréalier de Rouen, les silos débordent, mais les acheteurs se font rares. Cette image illustre parfaitement les difficultés actuelles de la filière française.
Jean-François Lepy, directeur général de Soufflet Négoce, une société intégrée à la coopérative In Vivo, confie à BFMTV que ce sont près de deux mille tonnes de céréales qui quittent quotidiennement Rouen pour diverses destinations dans le monde, dont environ quinze pour cent étaient jusqu’ici réservées à l’Algérie. Mais ce débouché traditionnel se tarit brutalement.
La baisse des commandes entraîne une chute des prix d’environ dix euros par tonne, ce qui représente, pour une production 2025 estimée à trente-trois millions de quintaux de blé, une perte avoisinant les trois cents millions d’euros.
Des pertes que le responsable qualifie d’« abyssales ». Pour Rouen, ce manque à gagner est d’autant plus rude qu’Alger représentait de loin son principal client. Désormais, les cargaisons se dirigent vers le Maroc, l’Égypte ou d’autres pays tiers, mais la stabilité n’est plus assurée.
« Aujourd’hui, ce n’est plus du tout linéaire, c’est que des à-coups, beaucoup plus difficiles à gérer », déplore Jean-François Lepy, décrivant un marché devenu imprévisible malgré une récolte française en hausse de plus de quarante pour cent en un an.
Cette situation fait écho à d’autres secteurs touchés par la réorientation des importations algériennes, à l’image du port de Sète, frappé par l’arrêt des expéditions de bovins vers l’Algérie pour des motifs sanitaires.
Dans les deux cas, c’est l’ampleur de la dépendance vis-à-vis d’un seul marché qui met en lumière la fragilité des équilibres commerciaux français.
Une chute historique des exportations agricoles françaises vers l’Algérie
Les statistiques officielles des douanes françaises confirment l’ampleur du recul. Sur les six premiers mois de l’année 2025, les échanges commerciaux entre Paris et Alger ont chuté de plus de douze pour cent par rapport à la même période de 2024, pour s’établir à 4,8 milliards d’euros.
Dans le détail, les importations françaises en provenance d’Algérie reculent de près de douze pour cent, principalement en raison de la baisse des cours mondiaux des hydrocarbures. Mais c’est du côté des exportations que le choc est le plus violent.
Les ventes françaises à destination de l’Algérie reculent de 12,9 % et atteignent 2,1 milliards d’euros. Ce recul s’explique largement par l’effondrement des produits issus de l’agriculture et de l’élevage. Les exportations de céréales, génisses et broutards, qui représentaient encore trois cents millions d’euros au premier semestre 2024, tombent à 4,2 millions un an plus tard, soit une chute de près de 99 %. Les produits laitiers connaissent une trajectoire similaire : de 62,5 millions d’euros en 2024, ils ne pèsent plus que 2,6 millions, accusant une baisse de 95,8 %.
Le président du Cniel, Pascal Le Brun, a confirmé ce basculement en rappelant que l’Algérie représentait encore récemment le dixième marché mondial de la France pour les produits laitiers, avec en moyenne deux cents millions d’euros d’exportations annuelles au cours de la dernière décennie. Or, depuis août 2024, les expéditions de lait infantile, qui constituaient la moitié des volumes, se sont arrêtées, suivies quelques semaines plus tard par celles de poudres grasses et de poudres écrémées.
Au total, les exportations françaises de produits alimentaires divers vers l’Algérie ont été divisées par deux et demi en un an, passant de 90 millions à 36,4 millions d’euros.
Pour les producteurs français, cette chute brutale illustre une double vulnérabilité : celle liée aux tensions diplomatiques persistantes entre les deux pays, et celle qui découle d’une dépendance excessive à un marché aujourd’hui en pleine mutation.
L’Algérie mise sur la souveraineté alimentaire et l’agriculture intelligente
Cette baisse spectaculaire des importations françaises ne s’explique pas uniquement par des raisons conjoncturelles ou politiques. Elle traduit surtout la volonté algérienne de réduire sa dépendance vis-à-vis des marchés extérieurs en matière agricole.
Le pays consomme environ neuf millions de tonnes de céréales par an et a annoncé avoir atteint, en 2025, l’autosuffisance en blé dur, même si les besoins en blé tendre restent encore loin d’être couverts.
Pour consolider cette stratégie, Alger a lancé un vaste programme d’irrigation d’un million d’hectares, principalement dans le Sud, accompagné d’investissements dans le stockage et la logistique. La récolte dans les régions sahariennes mobilise désormais d’importants moyens techniques afin d’assurer une meilleure conservation et une distribution plus efficace des céréales.
Le ministre de l’Agriculture, Yacine Oualid, ancien ministre délégué chargé des start-up, entend mettre à profit son expérience dans l’innovation pour bâtir une « agriculture intelligente ».
À l’occasion d’une réunion tenue le 17 septembre avec les cadres du ministère, il a insisté sur l’importance des nouvelles technologies pour améliorer les rendements, rationaliser la gestion des ressources et poursuivre la réduction progressive des importations.
Ce virage stratégique, porté par une ambition de souveraineté alimentaire, bouleverse les équilibres du commerce agricole entre l’Algérie et la France. Pour les producteurs français, le marché algérien représentait une garantie de débouchés stables. Désormais, cette certitude s’effondre, obligeant la filière à se tourner vers de nouveaux clients, du Maroc à la Chine, tout en affrontant un marché mondial saturé et volatil.