Jeunes algériens de 2012,Qui sont-ils vraiment ?

Jeunes algériens de 2012,Qui sont-ils vraiment ?

Les événements du 5 octobre 1988 ont été une étape décisive dans la vie nationale. Si beaucoup les considèrent comme le «printemps algérien» qui a précédé de plus de vingt ans les révoltes arabes actuelles dans son aspiration à la démocratie en donnant lieu au multipartisme et à l’ouverture économique, d’autres nient un soulèvement populaire spontané et le mettent volontiers sur le compte d’un séisme ayant touché les soubassements de la République sous l’impulsion de luttes de clans au sein du pouvoir.

Toujours est-il que ces événements ont permis l’émergence d’une presse privée plus ou moins libre, de partis politiques, de syndicats et d’associations, représentant la société civile qui donnent une bonne longueur d’avance sur les autres pays du monde arabe. Cependant, l’Algérie va connaître une période sombre et sanglante. Ceux qui sont nés durant cette période sont ceux qui appartiennent à la catégorie des jeunes aujourd’hui. Ils ont baigné dans cette atmosphère de violence et de désespoir, et cela a fait naître en eux la peur et la méfiance. Et il est notoire que ces deux ingrédients soient les parents de la colère. Il était utile d’ouvrir une parenthèse sur ces événements car ils sont à l’origine de l’environnement général dans lequel a évolué la nouvelle génération. Les jeunes Algériens ne sont pas des personnes immatures comme les politiciens ont tendance à le dire, ils ont conscience de leur situation et de celle de leur pays, mais ils sont impuissants devant la réalité, car ils sont tout simplement exclus et victimes de hogra. Dans cette enquête que nous avons étayé par un entretien avec un sociologue, il n’est établi qu’un constat loin d’être exhaustif car il est quasiment impossible de saisir tous les paramètres qui entrent dans la composante des individus tant ils sont multiples. Il est important de signaler également que l’Algérie ne dispose pas de réelles études en psychologie ou même en psychanalyse qui pourraient aider à comprendre ce grand malaise que vivent les jeunes, même si des tentatives sont faites ici et là mais qui restent insuffisantes. Nous vivons une ambiance d’insécurité grandissante dans laquelle les jeunes sont partie prenante. Aucune institution n’est épargnée par la violence. Il y a une rupture de dialogue et une colère au sein de la jeunesse qu’il est impératif d’apaiser ou d’exorciser, sans cela, elle sera dévastatrice.

Code linguistique et code d’honneur

Les jeunes ont une façon de communiquer qui est différente de celle de leurs aînés. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Pratiquement, toutes les générations l’ont connu.

C’est une manière de se distinguer et d’avoir tout simplement un comportement de jeune et d’appartenir à un groupe social. Cela est défini par l’instinct grégaire. On se reconnaît entre jeunes et on parle le même langage. Les jeunes des grandes villes, comme Alger, ont cette tendance à accentuer leur comportement viril, voire machiste qui est très prononcé dans les quartiers populaires. Ils parlent fort en mimant une gestuelle particulière. La voix est rauque souvent «cassée» par l’usage du tabac à un âge précoce. Mohamed, un jeune de la place des Martyrs, nous explique que «les jeunes sont au fond gentils mais ils doivent adopter un certain comportement pour ne pas être taxés de faibles et de ne pas être “mahgourine” surtout dans leurs quartiers sinon ils sont cuits». Comprendre que ceux qui manifestent une attitude pacifiste et conciliante ou qui rechignent à montrer du poing sont étiquetés d’«homos» avec ce que cela suppose comme penchant sexuel. Certains jeunes, notamment dans la tranche des 15 et 17 ans, font exprès d’acheter des baskets, la chaussure prisée des jeunes, de taille plus petite que leur pointure pour que leurs pieds soient écrasés afin d’avoir une démarche spéciale qui leur donne une certaine allure de gangster comme dans les films ! Quant à leur parler, c’est clair que si on n’est pas initié, on risque de faire l’objet de sarcasmes et de moqueries et d’être surnommé «kaâba» qui veut dire plouc, on l’est aussi si on porte des vêtements bon marché. La griffe est de mise. «Tacha» «griffa», «marqua» pour désigner des vêtements de luxe acquis souvent grâce à des moyens illégaux. Les jeunes ont aussi une relation particulière avec l’argent et du fait qu’ils vivent dans un système rentier, porté sur l’acquisition de biens matériels, cela accentue cette relation qui peut être parfois malsaine. Ainsi, chaque billet et chaque pièce porte un nom. L’argent, dans le langage des jeunes c’est «el aât», inutile de chercher d’où vient le mot, on ne sait pas comment est né ce lexique. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il finit par charmer et se propager en milieu juvénile. Ainsi, le billet de 1 000 DA est «une meska», 200 DA, c’est «une houbla », une pièce de 100 DA est «une detch», 50 DA «une cinquah», 10 DA, «une defra», 5 DA «quiss», quant à une liasse de 10 000 DA, c’est une «hadjr».

Le sexe opposé fait partie des fantasmes des jeunes. Une belle femme est appelée «zella», «hanouna». Celle qui a une belle taille est surnommée «el makhdouma». Pareil pour les filles, elles qualifient un bel homme de «hanoune », celui qui a un beau corps de «makhdoum» ou s’il ressemble à un adonis, il est carrément «mahboul» ou «mathouf». Les voitures sont aussi au centre d’intérêt des jeunes. Un véhicule haut de gamme est qualifié de «haba khchina». Ils ont un faible pour la BMW qu’ils considèrent comme le nec plus ultra des chefs d’œuvre mécaniques, ils l’appellent «chitana ». Le mot «fercha» désigne celui qui n’a pas de tripes, qui ment ou qui ne tient pas parole. Quant à «anouche», c’est le fils à papa et quand une chose leur plaît, ils disent «fort», «cinéma» ou «hata el tema». Le plus cocasse dans leur langage est qu’ils ont repris à leur compte la fameuse phrase du président Bouteflika donnée à l’occasion de son discours d’avant les élections législatives qui exhortait les Algériens à voter massivement. C’est ainsi que le personnel politique et les membres du gouvernement sont ironiquement désignés dans leur conversation de «tab djenanhoum ». Parmi les jeunes, il y a un code d’honneur digne des gangs des villes américaines. Ils marquent leurs territoires par quartier ou «houma». Réda de Soustara nous dira que «les jeunes du même quartier mettent des lignes rouges et gare à celui qui ose les franchir. Les gars du quartier qui ont grandi ensemble se protègent mutuellement. Ce sont pratiquement des familles qui s’invitent les uns chez les autres. Quand quelqu’un est agressé, c’est tout le monde qui intervient pour le défendre». C’est ainsi que ces derniers on assisté à de véritables guerres de clans, de bandes rivales et de quartiers, à coups d’épée et de machette, qui finissent souvent mal, voire de façon tragique.

Foot, drogue et Internet

Le foot est le sport le plus populaire de la planète et l’Algérie n’est pas en reste. On peut même dire que les Algériens sont fous de foot. Le match Algérie-Égypte a montré on ne peut mieux à quel point les jeunes sont avides de victoires. Un match qui les a réconciliés avec leur pays et leur histoire.Tout le monde a pu remarquer avec quelle ardeur ces jeunes ont voulu laver l’honneur bafoué des martyrs de la révolution ainsi que le drapeau algérien malmené par les fanatiques égyptiens et les médias du Nil qui les ont chauffés à blanc et incités à la haine. Les jeunes qui ont pris d’assaut les agences d’Air Algérie pour aller supporter l’équipe nationale au stade d’Omdurman à Khartoum au Soudan étaient prêts à aller au casse-pipe mais le pouvoir n’a pas su exploiter leur passion en lançant des chantiers en faveur des jeunes. Une occasion en or a été gâchée pour que les jeunes reprennent confiance dans leur pays. Aussitôt, les déceptions réapparues que les harraga ont repris du service sans oublier les suicides et les émeutes. Aujourd’hui, force est de constater que les stades sont devenus des arènes où on lâche bride à ses colères et ses frustrations. Les hôpitaux reçoivent des milliers de cas d’agression pour vol de la part de jeunes qui sont sous l’effet de psychotropes, de chite ou de zetla. L’oisiveté et le vide font partie de la vie quotidienne des jeunes qui peuplent les cybercafés. On communique (chat) avec des inconnus, on drague et on passe son temps scotché devant l’ordinateur, en attendant des jours meilleurs. Yacine, que nous avons rencontré dans un cybercafé, nous révèle que «beaucoup de jeunes passent des nuits blanches en se connectant sur des sites de rencontres. Si certains cherchent à lier une relation avec une étrangère pour foutre le camp, d’autres visitent des sites pornographiques ». La libido des jeunes étant naturellement active, le risque qu’ils encourent, c’est d’avoir une conception de la sexualité totalement dévoyée et cela peut engendrer des dégâts sur leurs relations futures. D’ailleurs, ce n’est pas fortuit si des jeunes filles comme Saïda, 28 ans, assistante de direction, a du mal à se lier avec un homme, car pour elle, «les hommes sont des obsédés sexuels, dénués de sentiments et de romantisme». Notre interlocutrice affirme que «les hommes de nos jours ont des pratiques sexuelles perverses et avilissantes pour les femmes». Allusion faite à la sodomie «pour que les jeunes filles ne perdent pas leur virginité ou ne tombent pas enceintes», ajoute-t-elle. Le manque d’emploi, la crise de logements qui sont les causes majeures du mariage tardif et du célibat prolongé ont donné lieu à des frustrations et refoulements sexuels énormes à mettre également dans la panoplie de raisons qui incitent les jeunes à l’émigration clandestine. L’homosexualité est aussi un phénomène qui prend de l’ampleur sans oublier les viols qui sont, selon les statistiques, en nette augmentation. La jeunesse face à ces inhibitions multiples constitue une véritable bombe à retardement.

Les jeunes et la politique

On parle de plus en plus de «culture de l’émeute», l’immolation par le feu. Une violence dirigée vers l’Etat et une autre vers soi. Les sociologues expliquent ces phénomènes par l’absence de canaux d’expression pour les jeunes et la défiance de ces derniers envers les institutions et leurs représentants. Le seul recours, estiment-ils, est l’émeute pour se faire entendre et le suicide pour en finir avec sa souffrance mais qui se fait de manière spectaculaire et devant des témoins. En somme, ce dont ont besoin les jeunes est en premier lieu une écoute qu’ils n’ont pas et une concrétisation de leurs doléances. Les partis politiques sont également voués aux gémonies. Les jeunes, qui manifestent leur opposition par l’abstention électorale, n’y voient que «des bonimenteurs et des opportunistes». Pour Fawzi, 24 ans, étudiant en sciences de la communication «les politiciens veulent nos voix en périodes électorales et se taillent quand on a besoin d’eux. Les maires, une fois élus, se planquent dans leurs bureaux et ne reçoivent pas les gens quand ils viennent les solliciter. Il n’y a qu’à voir dans quel état sont la plupart de nos communes pour comprendre notre drame. Ils détournent de l’argent et manipulent les listes de logements et les marchés à coups de chipa. Les députés sont des pantins qui n’ont rien à cirer du peuple. Tout ce qui les intéresse, c’est le gros salaire et le prestige qui va avec». Hamid, 32 ans, ingénieur en informatique «le grand problème en Algérie, nous dit-il, est que le terme jeune est flou non pas par rapport à l’âge mais par rapport à la vie qu’on a vécue. A quarante ans, vous trouvez des gens encore célibataires qui peinent à trouver un emploi ou à se marier faute de moyens, or, à cet âge, on est censé avoir vécu une bonne partie de sa vie mais c’est le vide total. Ce n’est pas fortuit si parmi les dispositifs d’emploi de jeunes figure celui de la Cnac qui porte l’âge limite à 50 ans, c’est exactement la durée du règne de ceux qui sont au pouvoir. C’est une manière de nous dire indirectement qu’ils reconnaissent nous avoir confisqué notre jeunesse en essayant de réparer leurs torts sans pour autant nous donner les clés de la maison». Et d’ajouter : «Il faut distinguer entre les jeunes, il y a ceux qui ont fait des études, qui veulent accéder à des postes de responsabilité, mais qui n’y arrivent pas, car on les empêche de reprendre le flambeau, et ceux qui n’ont pas fait d’études mais qui aspirent à trouver un emploi pour subvenir à leurs besoins. Les deux catégories dans leur majorité espèrent posséder un logement, avoir un poste stable à la hauteur de leurs ambitions et leurs compétences, se marier et fonder un foyer, s’amuser et vivre en paix. Ils veulent l’égalité des chances, la justice, l’équité pour accéder au bien-être. Or, ceux qui gouvernent le pays sont au pouvoir depuis un demi-siècle, et pour justifier leur long règne, ils nous sortent l’argument de la légitimité révolutionnaire qu’ils accompagnent d’une taxe en plus de la dette qu’on leur doit pour avoir arraché l’indépendance du pays. Ils jouissent de privilèges, ils ont assuré un bel avenir pour leurs enfants et leurs petits-enfants qu’ils pistonnent grâce à leur influence. Alors qu’ils doivent prendre leur retraite et céder la place, ils ne veulent pas lâcher prise. Le plus dramatique, c’est que tous ces jeunes voient leurs parents, qui font partie pour la plupart de la génération post-indépendance, incapables de les aider car ils ont eux-mêmes été exclus. Cela ne leur permet pas d’avoir beaucoup d’espoir. Il y a comme un sentiment de défaitisme et de résignation que leurs propres parents leur ont transmis inconsciemment».

F. H.

MEHDI LARBI, SOCIOLOGUE :

« El harga et le suicide devant les structures de l’Etat sont des actes politique

Dr Mehdi Larbi, enseignant à la faculté des sciences sociales à l’Université d’Oran, nous fait part dans cet entretien de son analyse de la situation des jeunes en Algérie. Il estime qu’«aujourd’hui on ne sait plus qui exclut l’autre ? Est-ce que la société et en particulier sa jeunesse qui tente d’exclure l’Etat parce qu’elle ne se reconnaît plus en lui et préfère s’auto-immoler pour le disqualifier par le suicide collectif ? Ou bien, c’est lui-même qui tente d’exclure la société en la torpillant par des décisions qui n’arrêtent pas de la fragiliser et de l’éloigner de lui ?» Il indique également que «les ingrédients qui alimentent l’islamisme et développent l’intégrisme demeurent actifs en Algérie»

Le Soir d’Algérie : Pourquoi à votre avis les jeunes en Algérie sont-ils victimes d’exclusion ?

Mehdi Larbi : L’exclusion ne peut être comprise qu’avec son contraire qui est «l’intégration ». On ne peut calculer, expliquer et qualifier le nombre d’exclus que par rapport au nombre d’intégrés. Cependant, l’exclusion est un sentiment que toute personne peut développer quand elle se sent isolée ou marginalisée d’un groupe social auquel elle souhaite appartenir. Le rapport qu’une personne souhaite établir avec l’Etat diffère de celui qu’on peut rencontrer dans notre propre vie privée. Ce rapport inscrit la personne dans le registre de l’officiel. En dehors de la vie privée des personnes, c’est-à-dire le choix individuel et la liberté de fréquenter les personnes avec lesquelles on désire construire une relation amicale ou amoureuse, il existe une autre relation qui doit se construire institutionnellement, entre un individu et son Etat. L’exclusion sociale est donc une production sociale. Elle est un processus qui se construit progressivement chez toute personne qui se sent éloignée de la vie et de son cadre officiel, reconnu et prescrit par les institutions de l’Etat.

Se sentir exclu veut dire n’avoir aucun rôle à jouer pour s’affirmer et se reconnaître dans la société. Ce sentiment affaiblit l’engagement et fragilise en même temps le projet de la citoyenneté. Il produit le repli sur soi, car l’exclusion est une situation sociale dans laquelle on est démuni et dépouillé de tout ce qui peut nous définir comme acteur social. Avoir un travail et un logement par exemple représentent des facteurs essentiels qui permettent à la personne d’exister comme membre de la société. L’homme se construit socialement par le travail et le logement. En plus de la préservation de la dignité humaine, ces éléments développent la citoyenneté et favorisent l’engagement pour construire la vie collective, selon les normes et les valeurs inscrites comme notoires par les institutions publiques. Ces dernières qui incarnent l’image de l’Etat doivent veiller à ce que ces normes façonnent les catégories sociales de la société, afin qu’elles puissent se reconnaître en elles. Dans le cas algérien, l’expérience de l’exclusion sociale est différente de celle que l’Europe a produite. Dans les pays capitalistes, l’exclusion est le produit d’un marché économique qui régule l’emploi selon la loi de l’offre et de la demande. En Algérie, l’Etat s’est présenté, depuis l’indépendance, comme le seul acteur capable de résoudre les problèmes que peuvent rencontrer les Algériens. Il se présente donc comme celui qui garantit le travail et le logement. L’Etat s’est considéré comme le tout faisant. Pour ceux qui ont incarné l’Etat par une idéologie stérile et autoritaire, la société ne peut vivre qu’à partir des choix politiques et économiques qu’ils ont établis. C’est l’Etat qui choisit le mode de vie et la manière avec laquelle les Algériens doivent vivre ensemble. Dans cette logique, l’Etat ne veut pas que la société s’autonomise. L’objectif de cette politique est de maintenir toutes les catégories sociales dépendantes des choix politiques, économiques et culturels de l’Etat.

Toutefois, la problématique de l’exclusion en Algérie est difficile et complexe à décortiquer aujourd’hui. On ne sait plus qui exclut l’autre ? Est-ce que la société et en particulier sa jeunesse qui tente d’exclure l’Etat parce qu’elle ne se reconnaît plus en lui, et préfère s’auto-immoler pour le disqualifier par le suicide collectif ? Ou bien, c’est lui-même qui tente d’exclure la société en la torpillant par des décisions qui n’arrêtent pas de la fragiliser et de l’éloigner de lui ?

Les jeunes Algériens sont-ils différents les uns des autres ?

Les trajectoires et les expériences des jeunes de différentes catégories sociales sont différentes et il est possible que certaines catégories qu’on peut rencontrer sur le terrain ne développent aucun sentiment d’exclusion. Le sentiment que peuvent développer les catégories qui appartiennent aux familles riches n’est pas forcément le même que les autres qui appartiennent aux familles pauvres. Celui d’une catégorie issue de parents universitaires n’est pas identique à celui issue de parents sans instruction scolaire. Les situations socioéconomiques et culturelles différentes produisent et façonnent formellement une progéniture différente. La personnalité se construit et se socialise à partir de ces éléments.

Les jeunes ne viennent pas du hasard, ils sont le produit de leur propre famille, de leur propre école et de leur propre société. En aucun cas, on ne peut les assimiler dans une conception unitaire. Cette différence sociale et culturelle produit des attitudes et des représentations différentes envers tout ce qui se présente à eux. Ce qui est probable en Algérie, c’est qu’une grande partie de jeunes d’âge et de sexe différents se sent victime d’exclusion sociale parce qu’elle n’a aucune situation matérielle. Bien que le matériel puisse cacher d’autres besoins qui ne peuvent pas apparaître clairement dans le discours du jeune, il n’en demeure pas moins que le travail reste la revendication principale. Il faut signaler qu’à l’époque du parti unique, l’Etat a scindé la jeunesse en deux catégories. Celle qui participe au développement des trois révolutions (industrielle, agraire et culturelle) par le savoir-faire et la formation qu’elle a acquis dans les établissements étatiques. Cette catégorie est représentée par le discours politique officiel, comme étant une jeunesse intégrée. Par opposition, il y a celle appelée dangereuse, que le pouvoir a déclassée, car elle n’a pas su profiter de la scolarisation ou de la formation pour qu’elle puisse intégrer le marché du travail. Ce type de jeunesse est traité de désœuvré et de «hitiste».

Pourquoi, à votre avis, les jeunes ne s’intéressent pas à la politique ?

Si on délimite le champ de la politique au simple acte d’intégrer un parti politique pour avoir une carte d’adhésion, je vous réponds par un grand oui. Effectivement, un nombre important de jeunes, toutes catégories confondues, d’âge et de sexe différents, ne veut s’inscrire dans aucun des partis politiques officiels existants. Mais il ne faut pas négliger l’autre jeunesse qui a accepté de jouer à un jeu qui n’est pas, en réalité, le sien.

Aujourd’hui, cette dernière est qualifiée comme étant une frange opportuniste qui n’active que pour régler ses propres projets et affaires. Elle n’est pas majoritaire. En revanche, si on essaie de prendre la politique comme attitude, comportement et revendication, là, je vous dis que la jeunesse algérienne faisait et fait en permanence de la politique. Une grande partie suit les événements mondiaux et nationaux. La jeunesse qui ne s’inscrit pas dans les partis politiques ne peut pas être classée en dehors de la politique. Les jeunes développent une attitude de «refus politique». Ce comportement ne peut avoir une signification en dehors de l’acte politique. Ils ne veulent pas s’inscrire dans les partis politiques car, les objectifs des deux s’opposent. Les jeunes ont compris que la politique en place n’est pas faite pour eux parce qu’elle n’est pas taillée selon leurs mesures. Ils ne peuvent en aucun cas s’harmoniser et se compléter avec elle. Cette jeunesse n’est pas dupe, elle a construit une idée sur le fonctionnement de ces organes. Depuis l’instauration du multipartisme, elle a construit son propre jugement. Aujourd’hui, elle préfère occuper les lieux publics et se mettre en danger devant les forces de l’ordre pour faire entendre ses revendications que de se mettre dans les locaux fermés face à un discours creux et démagogique. Plusieurs actes publics nous montrent clairement comment ces jeunes font de la politique. Ils la pratiquent dans la douleur et la souffrance. Le phénomène de la hargaet le suicide devant les structures de l’Etat sont des actes politiques.

Le fonctionnement et les pratiques des partis politiques prouvent quotidiennement que ces organes ne sont que des strapontins pour le pouvoir en place, afin de maintenir son contrôle sur la population. Les partis n’ont pas été conçus pour être domestiqués par la jeunesse pour construire son propre discours. Le Parlement est défini comme une boîte postale qui permet au pouvoir de faire passer les lois qu’il veut. Les crises au sein des partis prouvent que les enjeux sont loin des besoins et des demandes formulées par la jeunesse algérienne.

Quelles sont, à votre avis, les vraies raisons qui incitent à la harga ?

Dans une enquête effectuée en 2006 dans un quartier populaire de la ville d’Oran, l’un des jeunes ciblés âgé de 26 ans m’a déclaré qu’il a déjà vécu l’expérience de la harga. Le jeune est entré dans l’illégalité quand il a réalisé qu’il pourrait accomplir le voyage sans passeport, sans autorisation du pays d’accueil, sans titre de transport officiel. Les informations que j’ai pu recueillir montrent que le phénomène de harga est un projet qui se construit sur la base de plusieurs éléments. Il se réalise après une réflexion et un calcul mais l’expérience est plurielle. Chacun peut avoir ses propres raisons. Le cas mentionné s’est retrouvé dans une situation d’impasse générale.

Il n’avait aucun moyen pour l’expliquer. Elle ne concerne pas uniquement le côté matériel. Bien que ce jeune n’avait ni travail ni qualification professionnelle, il n’est pas étonnant de dire que cet élément n’est qu’un prétexte qui apparaisse dans le discours de plusieurs jeunes afin de cacher l’essentiel. Le projet de la hargaest préparé avec plusieurs personnes proches et fabriqué par plusieurs pièces. Elle est en rapport avec les représentations sociales qui s’opposent à l’intérieur même de la famille et qui se développent ensuite dans la société. Pour remédier à cela, il faut ouvrir un vrai grand débat politique et culturel sur toute la société et libérer les médias lourds pour permettre à la population de toutes les catégories de parler et de s’exprimer librement sur sa propre vie. Notre société demeure refoulée, et nous ne savons pas qu’est-ce qu’elle peut nous faire sortir si la situation de pourrissement se pérennise. L’idée de réaliser l’expérience de la harga commence à mûrir chez le jeune après avoir fait plusieurs constats. Il n’y a pas que le côté matériel qui entre en jeu. Au départ, c’est la situation générale et confuse qui ne donne au jeune aucune explication claire.

Les jeunes aiment bien s’exhiber en vêtements de marque, pourquoi selon vous ?

Les jeunes veulent passer un message à travers leurs vêtements et leur manière d’être. Ils veulent avoir leur place dans la société et afficher leurs différences par rapport à leurs aînés. Ils veulent dire qu’ils existent.

Que signifient les événements du 5 Octobre 1988 pour les jeunes ?

Les nouvelles générations d’après-octobre 1988 n’ont pas réussi à comprendre réellement ces événements. Ni la société, ni les médias, ni les universités n’en parlent. Il y a en quelque sorte une omerta sur cette révolte. Le phénomène du terrorisme l’a emportée avec elle et a gommé les vraies raisons de cette révolte. Il a éclaboussé sa logique sur celle d’Octobre 1988. Le terrorisme a bloqué la société afin qu’elle ne puisse plus prendre la parole. La révolte pour une justice sociale a été collée au terrorisme en Algérie. Les jeunes n’ont pas peur de la révolte mais du terrorisme qui brise le cheminement de la liberté et fragilise les actions qui aident à l’installation de la démocratie.

Y a-t-il un risque islamiste qui guette les jeunes ?

Il faut faire la différence entre l’Islam comme religion et l’islamisme comme idéologie politique.

C’est une question complexe. Elle renvoie plus à la problématique du politique et du religieux dans pratiquement tous les pays dits «arabo-musulmans». Bien que la population et particulièrement les jeunes puissent dire, aujourd’hui, que les islamistes ont failli à leur mission après avoir participé au pouvoir, cela ne veut pas dire que la mobilisation de l’action islamiste est enterrée. Au contraire, le pouvoir n’a pris aucune précaution et n’a pas pensé aux vraies questions qui peuvent éradiquer l’islamisme. Les ingrédients qui alimentent l’islamisme et développent l’intégrisme demeurent actifs en Algérie. Il suffit de voir la formation dans les écoles et les universités pour constater la gravité de la situation.

Il faut voir aussi le comportement collectif dans la société et combien cette dernière hait les différences culturelles et religieuses. Sans une volonté politique pour s’attaquer aux racines qui peuvent développer l’intégrisme et l’idéologie islamiste, la société et les jeunes en particulier, sans dispositif culturel et sans conscience politique, seront en permanence la cible facile de l’islamisme politique.

F. H.