Sceptiques à l’égard des réformes, méfiants envers statistiques et discours officiels… Les Algériens sont résolument pessimistes. À tort ou à raison ?
Cinquante milliards de dollars (environ 36 milliards d’euros) par an d’investissements publics dans les infrastructures et de mise à niveau de l’économie nationale, au cours de ces dix dernières années. Plus de 12 milliards de dollars de transferts sociaux, deux millions de logements construits, des centaines de lycées, des dizaines d’hôpitaux régionaux et une vingtaine de nouvelles universités inaugurés… Et pourtant… Toutes ces réalisations laissent l’opinion, les médias et la classe politique de marbre. L’Algérie ? Un pays immobile. Il y a quelques années, un expert financier international, qui donnait à Alger une conférence de presse sur la situation économique du Maghreb, avait été stupéfait par la tonalité des questions des journalistes : « Pourquoi n’aimez-vous pas votre pays ? » avait-il fini par leur demander.
On ne peut cependant parler de désamour. Il n’y a qu’à voir la fièvre, parfois dangereuse, qui s’empare des supporteurs à chaque victoire des Fennecs (22 morts lors des manifestations qui ont suivi la qualification, le 19 novembre, de l’équipe nationale de football pour la Coupe du monde 2014) ou la présence du drapeau algérien dans les stades européens lors de compétitions prestigieuses pour constater l’attachement quasi viscéral des Algériens à leur pays. Même s’ils sont pressés de le quitter à la première occasion (10 000 tentatives de migration clandestine par an, selon les estimations), les jeunes affichent leur « algéritude » à peine les frontières traversées. Prompts à crier « One, two, three! Viva l’Algérie ! », ils s’estiment pourtant bien plus malheureux que leurs voisins. Pourquoi tant de scepticisme ?
« Le citoyen a plus un problème avec ses gouvernants qu’avec son pays, explique Hind, maître-assistante à l’université d’Alger-III. Il accorde si peu de crédit à la communication officielle qu’il va jusqu’au déni alors que des changements perceptibles se sont produits ces dernières années. » Une méfiance qui pousse les citoyens à quitter toute objectivité dès qu’il s’agit d’évaluer les résultats du gouvernement.
Exemple : les exportations hors hydrocarbures. Elles ne représentent que moins de 2 % des produits qu’exporte l’Algérie. Cependant, nul ne relève qu’elles sont passées de 200 millions de dollars en 2000 à plus de 2 milliards de dollars en 2013. En d’autres termes, l’Algérie a multiplié par dix ces exportations en un peu plus d’une décennie. Quel autre pays pétrolier peut en dire autant ? « Ces chiffres intéressent très peu le citoyen lambda, analyse Djelloul Arezki, fonctionnaire dans l’administration locale à Bouira. Car ils n’ont aucune incidence directe sur son quotidien, jalonné de galères. »
Une surenchère malsaine qui nuit à la crédibilité du pays
En fait, les Algériens sont fâchés avec les chiffres. En matière économique, l’Office national des statistiques (ONS) publie régulièrement des études sur les performances du pays. Cet organisme a beau être accrédité auprès de structures internationales et multilatérales (Fonds monétaire international, Banque mondiale, Union européenne, etc.), ses chiffres sont systématiquement contestés par la presse indépendante, car « sujets à caution ». Un cercle qui n’a rien de vertueux : « Le gouvernement ment au peuple, donc nos chiffres sont considérés comme faux, déplore Madjid, analyste auprès de l’ONS. Il s’agit là d’une surenchère malsaine qui porte atteinte à notre crédibilité et, partant, à celle du pays. »
La suspicion à l’égard de la communication officielle est souvent entretenue par les approximations contenues dans les déclarations de certains membres du gouvernement qui, manifestement, ne maîtrisent pas leurs dossiers, multiplient des promesses intenables et s’embrouillent dès lors que leurs phrases contiennent quelques chiffres. Le non-respect des délais de réalisation des grands projets contribue également au scepticisme général. « Trente ans séparent la pose de la première pierre du métro d’Alger de la mise en circulation de la première rame, relève Djelloul Arezki. Expliquer ce retard au citoyen par la complexité de la configuration souterraine de la capitale est inutile car ce dernier est déjà convaincu qu’il est dû à la corruption, à la bureaucratie ou au choix d’un mauvais partenaire. »
Ni enthousiasme ni réticences pour les réformes politiques
Il n’y a pas que l’économie dont se méfient les Algériens. Les réformes politiques introduites au lendemain du Printemps arabe ne déclenchent ni enthousiasme ni réticences. Pis, elles sont accueillies avec indifférence. Ce constat est étayé par les chiffres record de l’abstention lors des deux derniers scrutins, durant lesquels moins d’un Algérien sur trois a accompli son devoir électoral. La teneur des réformes n’est pas perçue comme une avancée démocratique. Le Parlement algérien est seul dans le monde arabe à compter 146 députées ?
« Alors pourquoi le gouvernement ne compte-t-il que trois femmes sur une trentaine de ministres ? réplique Souad, militante du Rassemblement de la jeunesse algérienne (Raja). Pourquoi une seule femme à la tête d’une wilaya sur les 48 que compte le pays ? »
De même, la nouvelle loi sur les partis politiques, adoptée en 2011, n’est pas perçue comme un progrès mais comme une tentative du pouvoir d’accentuer l’émiettement de la classe politique, et donc de l’opposition. Pourtant, deux formations nouvellement agréées, le Mouvement populaire algérien (MPA, d’Amara Benyounès) et le Rassemblement Espoir de l’Algérie, dont l’acronyme arabe est TAJ, présidé par Amar Ghoul, ont bouleversé l’échiquier politique après les législatives de mai 2012 en devenant respectivement les troisième et quatrième forces politiques au Parlement. Rien n’y fait. Le scepticisme ambiant a la dent dure.