Mohamed Saïd Mazouzi en compagnie de Lakhdar Bouregaa
L’homme ne s’embarrasse pas de faux-fuyants pour dire sa condamnation sans réserve de cette expérience suicidaire par laquelle on a voulu contraindre l’Algérie et concourir à son asservissement, voire à son implosion.
C’est grâce à une patiente et fidèle transcription des paroles de Mohamed Saïd Mazouzi par Lahcène Moussaoui que cet ouvrage est paru, apportant à l’édifice encore fragile de l’histoire récente du pays sa part méritoire et néanmoins révélatrice de nombre de zones d’ombre. Mazouzi, ancien membre du bureau politique du FLN, ancien ministre du Travail, de l’Information et de l’Economie, n’est pas un inconnu pour les générations qui ont vécu la guerre de Libération nationale puis l’indépendance jusqu’aux tragiques évènements d’octobre 1988. Unique résistant à avoir connu les geôles de la France colonialiste durant dix-sept ans continus, soit de 1945 à 1962, année du recouvrement de l’indépendance, il apporte avec ce livre un regard lucide et sans complaisance aucune aussi bien sur les évènements que sur les hommes qu’il a connus et côtoyés, au plus haut niveau de l’Etat.
Fidèle aux idéaux de sa jeunesse
L’homme qui parle comme il pense décline, sur 450 pages abondamment illustrées, toute sa vie avec une rigueur et une honnêteté scrupuleuses, n’épargnant aucune vérité sur le rôle et la dimension de n’importe quel personnage qui a marqué ces étapes cruciales de 1962 à 1990. Mazouzi qui aura 91 ans le 11 juin prochain aura vécu simplement, fidèle aux idéaux de sa jeunesse et c’est en cela que son livre doit être appréhendé comme le témoignage simple et concis d’un digne fils de la Révolution. Parlant du Congrès de 1964 et de ses conséquences, il indique avoir «préféré se retirer plutôt que d’exprimer, dans la violence, ses divergences», telles qu’elles apparaissent dans plusieurs pages consacrées à la démesure de Ben Bella.
Suivent les péripéties avec Chérif Belkacem, autour de Tizi Ouzou, «à croire que cette ville était inscrite, invariablement dans mon destin», s’émeut Mazouzi qui en fut le wali durant les années 1965. Sur la période Boumediene, Mazouzi sera limpide et élogieux, rendant à l’homme sa part de mérite, soucieux de contribuer à la vérité:il fut «un dirigeant, un leader de son époque, un homme qui a été utile à l’Algérie», porteur d’une «politique franchement anti-impérialiste et au service de la population» dont il a «libéré la parole» lors de la Charte de 1976. A l’inverse, il tracera de Chadli un portrait au vitriol, forçant les contradictions du personnage et ses choix de personnages qui ont «mené le pays à la ruine». Il en tirera, peu après, la conviction qu’ «au plus haut niveau de l’Etat, le comportement de courtisan et la complaisance opportuniste prenaient le pas sur l’esprit de responsabilité».
Un témoin impartial
Car le plus intéressant dans les révélations que cet ouvrage apporte réside dans l’authenticité et la simplicité avec laquelle les personnages-clés de l’Algérie indépendantes sont présentés au lecteur, sans fioriture ni coquetterie de nature à tronquer une part plus ou moins essentielle de la vérité. Mazouzi y apparaît tel qu’en lui-même, un témoin impartial, droit dans ses bottes, mû par l’unique souci de relater ce qu’il a vécu avec la plus haute des certitudes. L’homme pour qui l’après-1988 aura été une lente et inexorable «descente aux enfers» porte en lui les stigmates d’une dérive contre laquelle il ne pouvait rien mais qu’il a entendu avec une grande souffrance. Il suffit de se référer à ses dernières pages dans lesquelles il livre une conclusion à faire frémir quant à «la gestion astucieuse de la rente» pétrolière et «l’inquiétante perspective de rupture définitive entre l’Etat et la société», avec une «pauvre Algérie chaque jour plus éloignée des lendemains qui chantent». La cause en est limpide et l’homme ne s’embarrasse pas de faux-fuyants pour dire sa condamnation sans réserve de cette expérience suicidaire par laquelle on a voulu contraindre l’Algérie et concourir à son asservissement, voire à son implosion. Ainsi, dénonce-t-il cet aventurisme qui a «permis à une nébuleuse islamiste d’agir en toute légalité pour saper l’Etat et embrigader des pans entiers de la société dans une totale confusion». Je retiendrai de ces pages le regard lucide avec lequel Mazouzi n’a pas manqué de rendre un hommage appuyé à Liamine Zeroual «un honnête homme et un brave soldat» qui, par son attitude de patriote intègre, aura «mérité de la nation» à laquelle il a rendu une part de dignité, jamais retrouvée depuis la mort de Boumediene. C’est tout à son honneur que d’avoir tenté, par ce livre, de séparer le bon grain de l’ivraie.