Présent à Oran pour son dernier roman, Ce que le jour doit à la nuit, et assister à la représentation générale de l’adaptation du 2e volet de sa trilogie, l’Attentat, ainsi qu’au premier tour de manivelle du film d’Alexandre Arcady qui a acheté les droits cinématographiques de son dernier roman, Yasmina Khadra évoque, dans cet entretien, son roman, son activité d’écrivain et de directeur du Centre culturel algérien de Paris ainsi que la littérature algérienne et la polémique qui tourne autour de son écriture.
Liberté : L’année 2008 a été, sans conteste, l’année de Yasmina Khadra : un nouveau roman, Ce que le jour doit à la nuit, élu meilleur livre de l’année par le magazine Lire, le prix France-Télévision, une adaptation théâtrale du roman l’Attentat et Alexandre Arcady qui s’apprête à adapter votre dernier roman au cinéma. Un mot sur cet engouement ?
Yasmina Khadra : C’est toujours encourageant, ça prouve qu’il y a un accueil, un intérêt, il y a un suivi, donc ça me remet un peu dans cette sérénité qui consiste à observer les choses avec un maximum de distance. Je n’ai pas la grosse tête et je ne l’aurais jamais, mais ça prouve que j’ai un lectorat qui devient de plus en plus important et qui a confiance en ce que je fais. Et c’est très bien.
Vous parlez de sérénité ; celle-ci est largement évidente dans votre dernier roman. On dénote une sensibilité nouvelle…
Je crois que la sensibilité est la même; c’est vrai que ce que je proposais avant c’étaient des thèmes assez bouleversants, dérangeants, terribles, mais j’ai réussi quand même à les présenter avec un maximum de vigilance littéraire puisqu’il y a une voix qui accompagne cette horreur. Les gens découvrent donc la monstruosité humaine et parallèlement à cela, ils ont accès à la générosité humaine dans les textes : dans la façon de raconter les choses, la structure textuelle, etc. Donc, je crois que la sensibilité est toujours là même, puisque, moi, je n’ai pas changé.
Mais vous évoluez ?
J’évolue, oui, c’est vrai. Mais je suis quelqu’un de perfectionniste, je ne suis jamais satisfait, même si je suis très content, je ne suis jamais satisfait de ce que je fais. Je me dis qu’il faut aller encore plus loin. Je sais que j’ai des limites, mais je dois aller jusqu’au bout de ces limites.
Ce que le jour doit à la nuit est très différent de vos précédents romans. Avant, vous proposiez une littérature assez chargée, mais dans ce dernier, ce qui transparaît le plus, c’est cette envie de raconter une histoire…
Oui. De donner du plaisir. Une charge émotionnelle assez saine à partir de sentiments nobles. Et c’était aussi pour moi une façon de me tester, à force d’être embarqué dans des thèmes assez catastrophiques, je me demandais si j’étais capable de raconter une histoire simple, une histoire d’amour, construite autour de personnes qui s’aiment et d’un avenir -même s’il est chahuté par l’histoire – qui se voudrait indépendant des chamboulement, des convictions de l’époque. C’était ma manière à moi d’écrire un Autant en emporte le vent algérien, le Docteur Jivago : ce sont des livres qui m’ont tellement fasciné quand j’étais enfant… qui m’ont tellement apporté. La douleur n’est pas nécessairement quelque chose de nuisible, la douleur quand elle nous éveille aux autres nous humanise. Et puis, c’est une histoire assez triste, mais qui nous ouvre, qui pousse devant nous des portes dérobées sur nos tergiversations, nos étroitesses d’esprit ; et je suppose que les choses qui étaient en train d’hésiter entre l’amour de leur vie et certains engagements ont tranché ; ils ont choisi l’amour de leur vie. C’est une façon de dire aux gens, choisissez toujours l’amour, quelle que soit la promesse, quel que soit l’engagement solennel que vous donnez, choisissez toujours l’amour, parce qu’il n’y a rien au-dessus de l’amour.
Il y a aussi l’histoire…
Nous sommes victimes de l’histoire, c’est un peu une crue qui vient et qui emporte tout le monde dans sa charge ; et dans ce tourbillon, dans cette tourmente, nous essayons de garder l’essentiel de nous-mêmes, c’est-à-dire les choses qui comptent à nos yeux, les choses qui nous font. Quelquefois, on n’y arrive pas, mais quelquefois, à force de persévérance et de ténacité, on y arrive.
Pourrait-on considérer ce roman comme un nouveau souffle qui offre à Yasmina Khadra une deuxième vie littéraire ?
Peut-être que les gens n’ont pas tout lu, mais j’ai écrit 22 livres. J’ai écrit trois livres sur le problème planétaire : l’amalgame ou encore la diabolisation de l’Arabo-Musulman. Mais je rêve d’écrire sur la paysannerie algérienne, sur la charlatanerie, sur la superstition, j’aime raconter des histoires, aussi différentes les unes des autres, et pour moi, à chaque fois que je m’installe dans un livre, je réinvente un monde. C’est un privilège que de réinventer le monde. On révèle des vérités, dérisoires certes, mais des vérités quand même.
On peut tuer les rois, on peut provoquer des catastrophes… avec la culture, on peut changer le monde. La littérature pour moi est un partage ; le livre est une passerelle qui me rapproche des autres.
On dit souvent que la littérature algérienne se nourrit de violence et puise son inspiration dans le contexte politique conjoncturel. Ce livre change-t-il un peu la donne ?
Mais la littérature algérienne est une jeune littérature, et il est tout à fait normal qu’elle soit éclaboussée par ce qu’elle a subi pendant sa décennie noire. Je crois que c’est obligatoire. Il faut absolument faire le deuil de cette époque dans le texte ; donc ce que les Algériens ont à dire est important pour l’humanité, c’est une expérience qui peut servir aux autres nations.
Ce n’est pas une limitation de l’imaginaire, c’est un passage obligé, il n’y a aucun problème. Mais, moi, je vois, à travers les textes algériens, le talent des Algériens, qui existe, qui est beau. Il y a Djamel Mati par exemple qui est excellent, Mustapha Benfodil, Fatima Bekhaï, Chawki Amari aussi… il y en a pas mal. Même si par endroits, les colères prédominent un peu dans cette volonté de séduction et de conviction, mais il faut d’abord se débarrasser de ses tares, de ses scolies pour se placer sainement dans la littérature ; et tant qu’on a le talent, on a la possibilité de le faire un jour.
Et vous-même, avez-vous fait le deuil de cette période-là ?
Je le ferai avec tous les Algériens, je ne pourrais pas le faire tout seul. Aucun Algérien ne peut le faire tout seul. Cela est possible, encore faut-il savoir comment procéder.
À présent, on est dans une sorte de dysfonctionnement, on est encore traumatisé, nous sommes beaucoup plus proches de la schizophrénie ; on est devenu méfiant, nous avons développé un réflexe nauséeux, tout ce qui ne nous convient pas, nous le diabolisons, la réussite des autres aussi est diabolisée. On a perdu le sens même de la fierté. Quand on aura surmonté tout cela, on va pouvoir voir l’aube se lever autour de nous.
On parle beaucoup de votre littérature, souvent à tort et à travers. Certaines chapelles bien pensantes la qualifient de littérature de l’urgence ; d’autres disent que vous écrivez sur commande. Si vous deviez la définir vous-même, que diriez-vous ?
D’abord, je voudrais dire une chose : je n’ai jamais écrit un livre sur commande, je ne peux pas le faire ; si un thème ne m’interpelle pas, je ne pourrais jamais le traiter. Et c’est pour cela que jusqu’à présent, je n’ai pas fait de fausses notes dans le texte. Ensuite, quand on parle de littérature de l’urgence, je ne sais pas si cette définition a un rapport avec le temps, l’actualité, ou si elle a un rapport avec une catégorie d’écriture qui est minime. Si les gens pensent que ce que je fais relève de la littérature minime, alors que je suis l’écrivain algérien le plus lu et le plus traduit au monde, qu’en serait-il des autres écrivains ? Qui sont-ils ? Si moi, je suis minime, alors les autres sont microscopiques. Je pense que les gens qui parlent ne m’ont jamais lu. Je me souviens que j’avais lu un texte d’un chroniqueur, dans la presse algérienne, qui parlait justement de ma littérature comme étant une littérature de l’urgence. Un jour, je l’ai eu au bout du fil, je voulais l’inviter au centre et il m’a déclaré qu’il n’avait jamais lu un seul de mes livres. Donc, on est dans une sorte d’autisme qui est tout à fait compréhensible et condamnable parce qu’il a tendance à perdurer. Ma littérature a été bien accueillie dans le monde, c’est ce qui m’importe. Donc, les détracteurs, ça existe et moi, je l’ai dit et je le répète : alors que certains vous encensent, d’autres vous enfument, mais c’est dommage que mes enfumeurs soient des algériens. Ils pensent me déstabiliser. C’est dommage que les Algériens n’arrivent pas à obtenir ce sursaut susceptible de les propulser vers un avenir plus clément. Je suis triste quand les gens disent des choses pareilles, alors qu’ils sont lus. Vous savez, je vais au Maroc en tournée régulièrement et les Marocains sont tellement fiers de moi, que dans toutes les salles où je me produis, c’est archicomble. En Tunisie, c’est la même chose. J’ai été à Abou Dhabi et je croyais être complètement méconnu dans cette partie du monde, mais j’ai été très bien accueilli. Maintenant, C’est aux Algériens de se dire : que voulons-nous faire de ce pays ? Nous avons créé un dépotoir et nous sommes en train de le consolider, ou est ce qu’il faut vraiment sortir de cette schizophrénie et aller vers ce qui pourrait un jour nous apporter un peu de lumière ? C’est un choix et je ne peux pas l’imposer aux autres, parce que ça dépend d’eux.
Vous êtes écrivain et l’écriture est un acte de liberté. Or, votre fonction de directeur du Centre culturel algérien de Paris vous met dans la contrainte. Comment vous projetez-vous dans vos fonctions ?
C’est vrai, je suis dans la contrainte. Je n’arrive pas à créer, j’avais un projet assez ambitieux, mais je ne peux pas l’attaquer dans les conditions qui sont devenues les miennes aujourd’hui. Il n’empêche que j’ai écrit des livres pendant que j’étais aussi dans l’armée, pendant que j’étais engagé dans la guerre antiterroriste. Mais là, je sens que ce n’est pas possible. J’ai choisi de servir la culture algérienne, donc je dois le faire au détriment de ma propre production. Toutefois, c’est toujours un bonheur d’aider les Algériens quand ils le méritent.
Vous revenez au polar et vous écrivez actuellement une enquête antérieure à l’assassinat du commissaire Llob…
C’est le scénario que j’écris pour la télévision et juste après, je vais écrire un autre pour Rachid Bouchareb pour un film franco-américain.