Institut du monde arabe : La notion de frontière au crible des arts et des sciences humaines

Institut du monde arabe : La notion de frontière au crible des arts et des sciences humaines

Du 18 au 21 mai, près de 150 auteurs, artistes, chercheurs, intellectuels et universitaires ont examiné à la loupe, médité et illustré la notion de frontière. Ils ont interrogé ses fondements, ses présupposés, ses implications, les problèmes qu’elle pose et l’ont mise à l’épreuve des réalités historiques, politiques, géopolitiques, naturelles et humaines.

Très vite, il est apparu que l’on avait affaire à une idée fort complexe et il ne fut pas de trop de tous les chercheurs, appelés à la rescousse, pour en démêler la trame, en déconstruire les prénotions, en montrer les aspects divers et la portée multidimensionnelle. Mais tous, les intervenants comme le public, en étaient conscients, réfléchir sur la notion de frontière ne se voulait pas une invitation à un pur exercice scolastique. C’était, au contraire, une question d’une importance cruciale tant les discords sur les frontières ont fait parler la poudre et fait couler le sang dans l’histoire des hommes et des territoires.

Déconstruction des oppositions factices

Il n’empêche qu’il faille y voir clair et qu’une définition rigoureuse des termes dont l’usage peut prêter à confusion se révèle hautement salutaire. L’ancien ministre libanais M. Georges Corm est passé orfèvre en la matière. Il a repris dans son intervention la déconstruction des oppositions factices : Orient/Occident à laquelle il a consacré un ouvrage dont le titre est clair : «Orient/Occident la fracture imaginaire». Dans un autre de ses ouvrages «Pour une lecture profane des conflits» (Editions La Découverte), il a continué ce travail en dégageant les conflits du Moyen-Orient de leur ornière confessionnelle. Pour sa part, Henry Laurens, professeur d’histoire au Collège de France, a donné le sens des termes tels que Moyen et Proche Orient, le Levant, les échelles du Levant, apportant au public d’utiles précisions.

Si nul ne doute de la réalité des frontières naturelles ou géographiques, on les franchit quotidiennement, on peut, en regardant les choses de très haut, considérer que le premier problème est que leur existence est un affront à l’unité du genre humain. En effet en créant des espaces clos, les frontières séparent les hommes, cultivent des différences, creusent le lit d’hostilités potentielles. Elles portent un coup mortel à l’idée de «l’homme citoyen du monde».

Si les membres du Conseil scientifique, chargé de fixer le thème de cette troisième édition des Rendez-vous de l’histoire, ont en définitive retenu «la frontière (s)», c’est qu’il est, comme le souligne M. Jack Lang, d’une «brûlante actualité». De toute part, les thuriféraires d’identités closes, de cultures verrouillées, de civilisations forcloses ont pignon sur rue. Intellectuels ou batteurs d’estrade cherchent à nous convaincre de l’inéluctabilité du choc frontal entre les civilisations, préparant eux-mêmes les conditions d’une Saint-Barthélemy de cultures et d’identités toujours réduites à une seule dimension. Dans les philippiques de ces contempteurs du dialogue fructueux et des échanges féconds, l’islam et le monde arabe occupent une place de prédilection. Ainsi on a vu brandies, tour à tour, la notion des «racines chrétiennes de l’Europe» formule prononcée par l’ancien président Sarkozy lors de sa visite au Vatican devant Benoit XVI, le thème très controversé de l’identité nationale qui a tourné court comme on aurait pu s’y attendre. Les racines chrétiennes de l’Europe et le thème de l’identité nationale ont exaspéré les tensions parce qu’elles ont été perçues comme des notions instrumentalisées pour servir des fins qui, tout compte fait, excluent de la communauté nationale ceux qui n’ont pas l’heur d’avoir des descendants christiano-gaulois. Excluant Arabes et Musulmans de la communauté nationale, elles ont semé des tensions dont le pays aurait pu se passer.

Car les impératifs de la géographie et un long passé historique condamnent Européens et Arabes à s’entendre. En effet, le monde arabe et l’Europe «ces deux blocs possèdent une très longue frontière commune qui traverse la Méditerranée d’un bout à l’autre» comme le dit Francis Chévrier, commissaire général des Rendez-vous de l’histoire du monde arabe. Cela suffirait en somme à engager une réflexion sur la notion de frontière. Mais il y a plus : «Ces deux espaces, précise M. Chévrier, ont de fait une communauté de destin que la géographie et l’histoire ont forgée». Ainsi des siècles d’histoire, d’échanges fructueux mais aussi de heurts, ont soudé ces deux blocs dont le dialogue parfois difficile, jamais évident, n’a jamais cessé à travers les événements des deux derniers siècles.

D’une «brûlante actualité» !

Le terme de frontière possède une étymologie instructive. Il porte dans ses entrailles l’idée de conflit comme la nuée porte l’orage. En français, «faire frontière» revêt le sens de «se mettre en bataille» soit pour combattre soit pour se défendre. L’acception originelle de frontière, précise Littré, est «front d’une troupe». La frontière, est littéralement parlant la «face d’une troupe rangée en ligne ou le côté vers le quel sont tournés les soldats». C’est ainsi qu’on dit : «parcourir le front d’un bataillon». De là l’idée de frontière s’est mêlée à celle de limite, car on faisait front ou frontière sur les confins d’un pays ou d’une région et donc sur les limites d’un Etat à un autre. Aux Etats-Unis, le mot frontière a pris une singulière acception née de la réalité géographique américaine. Il désigne la zone de contact de la sauvagerie et de la civilisation. La frontière c’est la région située aux confins d’un territoire civilisé. Et qui a pour fonction de protéger ce territoire d’une possible contagion barbare pour ainsi dire, contribuant comme l’a formulé l’historien américain Frédérick Jackson Turner à configurer l’esprit et la mentalité américaines, l’affranchissant de l’esprit routinier, le délivrant du fardeau de l’habitude et le dotant en quelque sorte d’un esprit pionnier.

Ceux qui font remarquer que, comme le note Béatrice Gibelin, longtemps proche collaboratrice d’Yves Lacoste, fondateur de la revue Hérodote, que «les frontières sont la source des tensions et des conflits» peuvent trouver dans l’étymologie du mot de quoi conforter leur sentiment. «Le plus souvent, note M. Jean-Paul Chagnollaud, directeur de l’Institut de Recherche et d’études, Méditerranée Moyen Orient et professeur des universités, les frontières «émergent du silence des armes». On ne saurait mieux souligner l’enfantement guerrier, militaire et sanglant de la notion de frontière. Même si on ne saurait l’y réduire, il importe de souligner que ce sont les actes des hommes, les initiatives des souverains, leur volonté mue souvent par l’ambition qui trace les frontières. Autrement dit, l’existence des frontières surgit d’un acte arbitraire, car elles naissent dans le sillage d’affrontements et de guerres et c’est toujours le vainqueur qui impose ses desiderata. S’il est vrai, comme cela est arrivé dans l’histoire de France, que des limites naturelles puissent être invoquées comme frontières, très souvent la délimitation des territoires est le fruit de conventions, de traités. En Afrique en général, c’est le principe de l’uti possidetis qui est en vigueur.

Il arrive parfois que ce soit le refus de la ratification d’une frontière, donc de sa non-reconnaissance qui soit un motif supplémentaire de conflit. L’invasion du Koweit par les armées de Saddam Hussein en août 1990 en est un exemple. L’Irak à l’époque souhaitait sous-louer à l’émirat du Koweit les deux îles de Boubiane et de Warda, condition sine qua non du développement du port de Umm Qasr, l’émirat était enclin d’accepter moyennant la reconnaissance des frontières de 1963 séparant l’Irak actuel du Koweit. Mais le président irakien d’alors ne voulut point en entendre parler.

Voilà comment un arbitraire se transforme en droit, et par ce geste constitue des territoires et en trace les limites conformes bien souvent à ce qu’il estime être ses intérêts ou sa gloire. C’est un gros problème théorique que d’en arriver à considérer que le droit est le fruit d’un arbitraire, si bien qu’on en vient à se demander quelle est l’autorité légitime de celui ou de celle qui trace les frontières. C’est en ce sens qu’on parle du caractère artificiel des frontières pour dénoncer leur absence de légitimité ou de conformité à la logique des territoires ou tout simplement à l’ordre des choses.

Frontière et colonialisme

En Afrique et dans le monde arabe, lorsqu’on réfléchit sur la question des frontières et de leur légitimité, on rencontre d’une manière ou d’une autre le problème colonial. Comme le rappelle Béatrice Gibelin, si les colonisateurs n’ont pas tracé toutes les frontières, «ils en ont tracé beaucoup». La frontière algéro-marocaine en est certainement une. La frontière algéro-marocaine dont le tracé n’était pas clair et ne faisait pas l’assentiment de toutes les parties. Il faudra attendre l’an 1845 pour voir le traité de Lalla Maghnia fixer la frontière entre l’Algérie française et le Maroc. En 1912, après la colonisation du Maroc, la France dut délimiter des tracés mais ils ne furent pas plus clairement identifiables. Pis, on ne retrouvait pas les mêmes tracés sur toutes les cartes. Ce sera avec l’idée fixe du «Grand Maroc» à laquelle Ben Bella oppose l’uti possidetis (en vertu duquel l’Etat algérien indépendant conserve comme frontières les limites qui étaient celles du territoire dont il est issu) l’une des causes de la guerre des sables d’octobre 1963. On voit bien comment une frontière est conformément à l’étymologie du mot porteuse de potentialités de guerre.

Barrières et identité

Si pour certains, l’idée de frontière est inséparable de la notion de «barrière», de «mur», de «remparts», de «miradors», pour d’autres elle est associée à «poste de douane» ou à «passage». Aux yeux de Sophie Bessis, le fait de la «diversité culturelle» a été transformé en frontière, c’est-à-dire là en barrière, faisant ainsi des «identités culturelles» des réalités étanches. C’est une évolution qui commence dès la décennie 1980 avec le surgissement de formules comme «spécificité culturelle» avancée comme un argument idéologique dans de très nombreux débats en vue précisément de dresser les cultures les unes contre les autres. De la notion de «spécificité culturelle», on est passé précise-t-elle à celle d’«identité culturelle». Il y a un discours qui s’est construit sur les identités closes qui empêchent la rencontre et qui arguent de la culture pour tenter de montrer que les cultures ne peuvent se rencontrer. Elle nomme ce processus la confessionnalisation de la culture, dont la fonction est de créer une barrière étanche entre les cultures. «Identité porteuse de conflictualité», renchérit Akram Belkaïd, correspondant du Quotidien d’Oran.

D’aucuns pourtant tout en reconnaissant l’équivocité, voire le paradoxe qui inévitablement s’attache à la notion de frontière, s’ingénient à sauver le terme de cette acception négative qui lui colle à la peau. Régis Debray est, je crois, de ceux-là. Dès 1965, il publie une nouvelle intitulée «La Frontière» (éditions du Seuil). Il a signé il y a quelque temps un bref opus intitulé «Eloge des frontières» (Ed. Gallimard). Il y évoque le «besoin de frontière» car le «vivant dit-il craint l’indifférencié» comme la peste, tout ce qui vit et respire a besoin d’être circonscrit. Ainsi «le besoin de frontière éclate partout» et il se rappelle à nous comme «un retour du refoulé». La mondialisation est la grande pourvoyeuse de ce besoin de frontière. Plus la standardisation des modes de vie, des moyens de communication progresse, plus il est besoin de se doter d’une singularité. Régis Debray critique ceux qui assimilent un peu vite à son goût la frontière à une barrière étanche. La frontière, dit-il, c’est précisément l’antithèse du mur, elle est ce qui permet le passage à certaines conditions, à l’instar de l’épiderme qui est une interface, elle protège mais permet le passage. Or, le mur l’interdit. En somme, dans une saillie saisissante, «la frontière est la meilleure amie du cosmopolitisme».