La tournure dramatique qu’a prise la tentative d’enlèvement de l’entrepreneur Hidouche Slimana a plongé Tizi Ouzou dans un climat de sinistrose. Après une succession de faits, l’opinion est faite que la région souffre d’un déficit de sécurité. Notre reporter a fait le tour de la wilaya et recueillis les impressions de citoyens, d’lus et de responsables locaux.
La tendance générale est au pessimisme. D’où peut-être cette sinistre épitaphe désignant la Kabylie en termes de «région diabolisée», connue de tous et que se fait également le vieux Dda mokrane – près d’un siècle d’existence – que l’on présente comme étant le doyen de son village niché au flanc de la montagne Tamghout, dans la commune d’Azazga. «Tout ce qui est beauté et bonté, source de bonheur ou de prospérité, a fini par fuir la région», philosophe-t-il.
«Tout ce qui est à même de créer une valeur ajoutée, qu’il s’agisse de compétence humaine ou d’initiative visant à redonner le goût de vivre à des milliers de jeunes, pourrait éventuellement s’avérer fertile ailleurs, dans les autres régions du pays, mais pas en Kabylie et surtout pas en de pareilles circonstances», renchérit Dda Mokrane d’un ton affligé.
«C’est la malédiction (d-daâwessu) qui s’abat sur cette terre, mon fils», conclut-il humblement, d’une voix à peine audible. Mais qu’en est-il au juste des malheurs dans lesquels se noie la Kabylie, région méditerranéenne jadis connue et reconnue comme étant le berceau des aspirations démocratiques et aujourd’hui vouée aux abois ?
Une succession de malheurs !
La réponse est une longue suite de fléaux qui ont pour nom le chômage qui ronge la majorité de la jeunesse, le suicide, dont le dernier en date remonte à la veille de l’Aïd (une jeune fille de 26 ans qui s’est donnée la mort par pendaison), le banditisme qui est vraisemblablement le seul «créneau» qui se développe dans la région,
la drogue qui a envahi les villes et villages kabyles au moment où le sachet de lait est introuvable, et plus grave encore, le terrorisme se manifestant par des actes de kidnappings suivis de demande de rançon. Et ce n’est pas tout ! L’on peut ajouter le vide économique accentué par la fuite des investisseurs et la délocalisation d’une multitude de projets.
L’exode (ou l’émigration) de milliers de compétences et de managers kabyles qui ont tout simplement choisi d’évoluer ailleurs sous des cieux plus cléments. Le bâillonnement du champ d’expression et la rupture provoquée dans les canaux de communication politique au point où même les magistrats municipaux se font agresser au sein même de leurs mairies par «des énergumènes restés impunis» pour paraphraser leurs propos.
Culturellement parlant, signalons la léthargie dans laquelle se confinent des centaines d’associations culturelles qui florissaient jadis, notamment sous la bannière du fameux MCB (Mouvement culturel berbère). Celles-ci, faut-il le dire, ont étrangement déserté le terrain de l’action culturelle de manière progressive depuis les tragiques événements du printemps 2001, à telle enseigne qu’aujourd’hui, les animateurs du mouvement associatif se sont complément effacés du décor.
Des présidents d’APC agressés
Jeudi dernier, le premier magistrat de la commune d’Azazga, à l’est du chef-lieu de la wilaya de Tizi-Ouzou, a procédé à la fermeture de «sa» mairie et ce, pour dénoncer une agression dont il a lui-même subi les frais. Youcef Mezouani, c’est de lui qu’il s’agit, raconte : «Cela remonte à la veille de l’Aïd. Un énergumène a fait intrusion au siège de la mairie et n’a pas hésité à proférer des insultes à l’endroit des élus de la commune.
Il lança à mon endroit une série d’injures et d’obscénités en présence de beaucoup d’employés de l’APC», témoigne le P/APC d’Azazga, dépité et «touché dans son amour-propre» pour reprendre ses dires. Depuis ce regrettable incident, Youcef Mezaouni voit rouge ! Sa colère est en effet monté d’un cran lorsqu’il a constaté qu’après avoir déposé plainte contre «l’énergumène» auteur de l’outrage, ce dernier «continue de se pavaner dans une totale impunité, sans être nullement inquiété», déplore notre interlocuteur.
C’est justement en raison de cette impunité «inadmissible», estime M. Mezaouani, que ce dernier a décidé de la fermeture du siège de la mairie durant la matinée de jeudi dernier. Est-ce à dire pour autant que le premier magistrat de l’APC d’Azazga en fait trop dans la gestion d’un incident que l’on pourrait banaliser en ne lui accordant aucune importance?
A cette question, le concerné se défend mordicus en affirmant que «l’agression des élus locaux est un nouveau dépassement de plus en plus récurrent en Kabylie dont les auteurs jouissent de l’impunité totale». Il renchérit en citant beaucoup d’exemples dont le plus effarant est celui de l’élu d’Illoula «agressé en pleine réunion de travail», a-t-il soutenu, sans omettre de s’attarder sur les remous qui agitent l’APC de Makouda et celles d’Aghribs où les citoyens sont remontés, dit-il, contre leurs élus.
D’ailleurs, argue encore notre interlocuteur, «la fermeture (ndlr, jeudi dernier) du siège de l’APC est accompagnée de l’organisation d’un sit-in devant cette institution pour dénoncer publiquement et prendre pour témoin le citoyen au sujet de comportements que nous jugeons très graves. Beaucoup d’élus des autres communes, telles qu’Azzefoun, Aghribs et Makouda seront présents durant ce sit-in pour interpeller les autorités de l’Etat sur l’insécurité dont sont victimes les élus locaux en Kabylie», tonne M. Mezouani. Dans son sens le plus vaste n’épargnant guère le citoyen, l’insécurité est ce maître mot qui revient tel un leitmotiv sur la place publique.
Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, tous choqués par les conséquences tragiques engendrées par le dernier kidnapping survenu à la veille de l’Aïd, s’échangent encore, au moment des retrouvailles, leurs appréhensions se rapportant à des lendemains incertains. En Kabylie, l’esprit collectif condamne certes cette montée en cascade des cas de kidnapping et l’on s’interroge sérieusement s’il existe une solution devant pallier ce phénomène aux conséquences de plus en plus graves sur le devenir de la région.
La famille du défunt Slimana quitte son village
Nous avons tenté, durant l’après-midi de mercredi dernier, de rencontrer la victime du dernier enlèvement, le dénommé Omar Slimana, qui a été relâché par ses bourreaux grâce à la mobilisation des citoyens de la région. Hélas, le concerné n’était pas chez lui au moment de notre passage dans son village Imekhlef, dans la commune d’Aghribs.
«Il n’est pas ici. Il a été conduit à Tizi-Ouzou par l’un de ses proches», explique un jeune du même village qui a pris part à l’opération de recherche de Omar Slimana au moment de son enlèvement. Il ajoutera que la victime, kidnappée huit jours durant n’a, selon lui,
«rien pris, ni eau ni nourriture durant toute cette période», façon pour notre interlocuteur d’affirmer que Omar s’en est sorti avec des séquelles. Il est aussi profondément traumatisé, ajoute-t-il encore, en rappelant la mort de Hidouche Slimane, cousin de la victime, qui a été atteint par balles au moment de l’enlèvement avant de succomber à ses blessures quelques jours plus tard.
Le traumatisme qu’évoque notre interlocuteur, dont souffre encore la victime du dernier kidnapping en Kabylie, est plausible, d’autant plus qu’il s’est abstenu, depuis sa libération, de s’étaler publiquement sur les circonstances de son enlèvement. Qu’est-il aller faire à Tizi-Ouzou, avons- nous osé : «Probablement pour qu’on lui prodigue des soins à la clinique Slimana», répondent les jeunes du village d’Imekhlef. Ou tout simplement pour changer d’air et oublier un peu le malheur qu’il a subi», préconise-t-on encore.
Ce qui est sûr, cependant, c’est que les membres de la famille du défunt Hidouche, son cousin assassiné par les terroristes, ont tous quitté pour de bon, semble-t-il, le village d’Imekhlef. «Ils occupaient six maisons au village, et aujourd’hui ils sont tous partis ailleurs. Il n’y a personne ici», explique-t-on.
4000 emplois perdus à Tizi Ouzou en 5 ans
On ne le dira jamais assez, l’insécurité est ce fléau endémique qui continue de sévir en Kabylie en menaçant les citoyens dans leur existence. Néanmoins, les conséquences d’un drame se répercutent très négativement sur le volet économique, tuant ainsi dans l’œuf toute velléité de développement. Pis encore, le domaine économique ne fait que régresser davantage en Kabyle.
«Aujourd’hui, nous avons atteint le niveau le plus bas en matière de données économiques», soutient Meziane Medjkouh, président de la Chambre de commerce et d’industrie Djurdjura qui a son siège à Tizi-Ouzou. «Rien que ces cinq dernières années, nous avons recensé la perte de quelque 4000 emplois dans la wilaya de Tizi-Ouzou», a-t-il argué
La persistance de l’insécurité a eu raison des dernières intentions des investisseurs quant à engager des projets de développement susceptibles de créer de la valeur ajoutée dans la région. «Aucun investisseur potentiel n’ose désormais s’aventurer dans cette région, c’est vraiment un point de non retour», renchérit M. Bouchenabe Ahmed responsable du même organisme.
Au sujet de la sempiternelle problématique de la délocalisation, le président de la Chambre de commerce Djurdjura a affirmé que «même les patrons des Pme-Pmi ont fini par fuir la région, optant pour d’autres wilayas où les conditions d’investissement sont plus alléchantes». La délocalisation a privé la wilaya de Tizi Ouzou d’une trentaine de projets d’investissement d’envergure, soutient encore notre interlocuteur.
Karim Aoudia