Ils ont surgi d’une longue nuit sombre, ils ramenaient un message pour engager le combat final mais porteur d’espoir pour leur nation. Militants de conviction et disciplinés, ils ont répondu, comme quelques centaines de leurs camarades, à l’appel de leur parti, le MTLD/PPA, qui revendiquait l’indépendance de l’Algérie. Ils ont accompli leur mission. Ils ont dit au monde entier, bien avant l’Appel du 1er Novembre 1954, que l’Algérie ne fait pas partie de la France, qu’elle a un peuple qui veut s’émanciper et sortir de sa longue torpeur.
Pour avoir répondu aux directives de leurs responsables et exécuté, avec abnégation et honneur, leur mission et acheminé le message dont ils avaient la charge, ils ont payé de leurs vies le prix exigé pour cet acte plein de bravoure. Ils seront imités par des milliers d’Algériens qui exécuteront, pendant près de 8 ans, eux aussi, des milliers de missions.
En manifestant dans le camp de l’ennemi, non seulement ils ont gâché la fête de la droite et la gauche françaises qui festoyaient à l’occasion du 14 Juillet, ils ont aussi montré le chemin à prendre pour la liberté et la dignité et déterminé le prix que pourrait payer chaque militant de la cause nationale qui serait appelé à contribuer à libérer la patrie meurtrie depuis plus d’un siècle. Eux, ce sont les six chahids, militants du MTLD/PPA, tués à Paris, un certain 14 juillet 1953. Il s’agit, selon la liste publiée par Ghafir Mohamed dit Moh Clichy, dans son essai «Droit d’évocation et de souvenance, sur le 17 Octobre 1961 à Paris» (4e édition), de Daoui Larbi, né en 1926 à Aïn Sefra (Naâma), Draris Abdelkader, né en 1921 à Ghazaouet (Tlemcen), Bacha Abdellah, né en 1928 à Aghbalou (Tizi-Ouzou), Medjem Tahar, né en 1927 à Ith-Yala (Sétif), Illoul Mouhoub, dit Isodore, né en 1933 à Amizour (Béjaïa) et Tadjatit Amar, né en 1927 à Iflissen (Tizi-Ouzou). Toujours selon Mohamed Ghafir, environ 60 militants du MTLD/PPA ont été également blessés par balles.
Rappel du contexte. Comme il est de tradition, des syndicats français organisaient à l’occasion du 14 Juillet des marches de protestation place de la Nation. Didouche Mourad et Mohamed Boudiaf, les deux dirigeants de la Fédération de France du MTLD/PPA, ont saisi l’occasion pour appeler les militants de leur mouvement à manifester pour demander la libération de Messali Hadj (emprisonné), scander des slogans en faveur de l’indépendance de l’Algérie et exhiber le drapeau algérien. Ghafir fait état de 200 participants. Les marcheurs ont été mitraillés en plein jour sur le pavé de la capitale des droits de l’Homme et devant l’opinion publique mondiale.
Le massacre des civils désarmés
Témoignage du docteur Bernard Morin : «Comme à chaque année, au défilé militaire se succède, l’après-midi, la manifestation populaire. Entre la Bastille et Nation, il y a eu des dizaines de milliers de manifestants. A la Nation, ils défilent devant la tribune où se tiennent les organisateurs. On y aperçoit notamment Marcel Cachin, le vieux directeur de l’Humanité, Emmanuel d’Astier de La Vigerie, l’un des anciens dirigeants de la Résistance devenu directeur de Libération, l’abbé Pierre. En fin de manifestation, on voit un important cortège d’Algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, dont le dirigeant Messali Hadj est en prison. Le cortège du MTLD s’étend sur plus de 300 mètres.
Les Algériens sont dignes et disciplinés. Ils portent des banderoles et des pancartes. Il est 17h20. Place de la Nation, la manifestation se disperse quand il se met à pleuvoir abondamment. Les derniers manifestants algériens courent, en pliant leurs banderoles, pour se mettre à l’abri. C’est alors que les policiers casqués se précipitent sur les porteurs de banderoles, les matraquent, déchirent et piétinent un portrait de Messali Hadj.
Les Algériens se défendent avec les hampes de leurs banderoles et leurs pancartes. Les policiers doivent s’enfuir avant d’ouvrir le feu. On entend une centaine de détonations. Je vois des policiers, pistolets au bout du bras, viser froidement leurs victimes. Des corps s’effondrent sous la pluie ; les pavés sont couverts de sang. La fusillade terminée, des personnes isolées sont matraquées. Des parachutistes ayant défilé le matin, coiffés de leurs bérets rouges et vêtus de leurs tenues de combat, se joignent aux policiers pour frapper.» Même si le prix était exorbitant, le bénéfice politique arraché dans l’antre de l’ennemi est aussi important. Comme ils l’ont démontré plus tard, les dirigeants de la Révolution algérienne, les véritables pas les planqués, étaient de redoutables stratèges.
La part de la Fédération de France dans le combat libérateur
En Algérie, pour des raisons politiques — la Fédération de France soutenait la légalité et la démocratie prônées par le GPRA — voire régionalistes ou claniques, on a tout fait pour occulter la part de la Fédération de France puis Fédération du FLN en France dans le combat libérateur. Les artisans de cette occultation ne peuvent, fort heureusement, refaire l’Histoire. En effet, les actes fondateurs de la Révolution algérienne ont été accomplis en France par la communauté algérienne en France. Avant les événements de 1961 qui ont ébranlé la conscience de l’intelligentsia française, l’Etoile nord-africaine (ENA) et le Parti du peuple algérien PPA ont été fondés sur les bords de la Seine respectivement en 1926 et en 1937. «L’idée du 1er Novembre a germé à Paris, sur les bords de la Seine, la fin de la glorieuse Révolution algérienne a eu lieu sur les mêmes bords de la Seine, ce 17 octobre 1961 et avec l’indépendance comme aboutissement», dixit Kaddour Ladlani, membre du Comité fédéral de la Fédération de France et proche collaborateur de Boudiaf et Didouche (source essai de Ghafir). Paradoxalement, c’est l’ennemi d’hier qui rend hommage à ces 6 martyrs. En effet, le 6 juillet 2017, la mairie de Paris, que dirige Michèle Hidalgo (PS), a organisé une cérémonie commémorative à la mémoire de ces victimes. Une plaque a été dévoilée place de la Nation au cœur de Paris.
Invité par les organisateurs de cette célébration, Ghafir Mohamed, dit Moh Clichy, ancien chef de la région nord de Paris au sein de la Fédération de France du FLN, avait déclaré qu’«il y a des événements du passé officiellement éludés qui méritent des commémorations, en vue de contribuer un tant soit peu à une véritable réconciliation entre nos deux pays qui ont une longue histoire à partager». Bizarre… L’Algérie se réconcilie plus facilement avec son ennemi d’hier, mais pas ses propres dirigeants avec l’histoire du peuple qu’ils dirigent.
Abachi L.