Avoir un restaurant à Londres en ces temps de crise n’est pas une mince affaire. C’est encore plus hasardeux quand la cuisine est algérienne. Les Anglais sont plutôt habitués à aller manger marocain.
Grâce à son tourisme, notre voisin de l’Ouest a exporté son art culinaire sur les rives de la Tamise. Dans le cas de l’Algérie, plus connue pour son insécurité, des compatriotes s’emploient à changer cette image. Leurs enseignes et menus valent mieux que les meilleurs discours politiques.
Réputés pour leur mauvaise cuisine, les Anglais se sont rattrapés en familiarisant leur palais avec de nouvelles saveurs qui ont détrôné le roastbeef et les puddings traditionnels. Férue d’exotisme, une armada de chefs étoilés essaime les quatre coins de la planète pour capter de nouveaux arômes et concocter des menus originaux, en s’inspirant des habitudes culinaires des autochtones.
Dans leurs virées, les célèbres cuistots ne manquent jamais de faire escale en Afrique du Nord. Mais c’est toujours au Maroc qu’ils préfèrent s’arrêter. Des caméras de télévision filment leurs balades dans les dédales de la médina, à Marrakech ou à Casablanca. On les voit devant les étalages panachés d’épices et à l’intérieur de gargotes, dégustant une pastilla ou un couscous fumant. Les mêmes images, au parfum d’évasion, ornent les couvertures de livres de recettes, qui s’entassent sur les étagères des libraires, à Londres.
Leurs acheteurs sont à la fois des touristes qui ont séjourné dans le royaume chérifien et se sont épris de sa cuisine, et de profanes, inspirés par les pérégrinations gustatives des TV chefs. D’autres amateurs de tajines font plaisir à leurs papilles, en réservant une table dans un restaurant marocain.
Londres en compte un tas, des plus modestes aux enseignes réputées. Des anonymes et des célébrités en quête d’exotisme affluent dans ces lieux très à la mode où le décor, l’ambiance et le menu sont une invitation au voyage. Grâce à sa prépondérance en terre victorienne, l’art culinaire de nos voisins est devenu la marque de fabrique de toute l’Afrique du Nord.
“Les Anglais ne connaissent que la cuisine marocaine”, déplore Djamel Aït Idir. Encore aujourd’hui, certains de ses clients se trompent sur l’identité de Khamsa. C’est pour cette raison sans doute qu’il veut se débarrasser des plats à tajine qu’il a achetés à l’ouverture du restaurant en octobre dernier.
À la place, des assiettes en terre cuite, arrivant directement de Kabylie, devront contenir les mets qui seront servis à table. Outre la vaisselle, Djamel compte affirmer l’identité de Khamsa en transformant son décor. D’ores et déjà, l’emblème national a trouvé sa place, fixé au plafond. Un tapis des Ath Hichem couvre un mur.
Des poteries sont déposées çà et là sur le sol. Plus tard, un tissu de satin rouge rayé (fouta) habillera les chaises. “Nous tenons à ce que le restaurant soit totalement algérien”, insiste Djamel. Sabrina, son épouse, acquiesce. Les conjoints travaillent en duo et très dur pour l’essor de leur établissement. Pourtant ni l’un ni l’autre n’étaient vraiment destinés à faire ce métier. Sabrina est diplômée en biologie génétique. Elle est arrivée en Grande-Bretagne en 2008. De son côté, Djamel qui vit dans le pays depuis beaucoup plus longtemps a fait des études de droit avant d’entreprendre une formation en gastronomie.
Une année après son mariage, le couple s’est jeté à l’eau et a décidé d’ouvrir Khamsa. Le restaurant se trouve à Brixton, dans un quartier assez plaisant du sud-ouest de Londres. Quelques mois après son inauguration, il est sélectionné par Times Out, un guide culturel et gastronomique de référence, comme l’une des dix meilleures nouvelles tables à Londres. Le correspondant culinaire de Living South, un magazine local, en fait une critique très élogieuse. Djamel et Sabrina en sont évidemment très fiers.
Outre sa passion pour la cuisine algérienne, Djamel dit avoir lancé Khamsa pour corriger la perception que les Anglais ont de son pays et de ses compatriotes. “Ici, l’Algérien a plutôt la réputation d’être un voleur ou un terroriste”, déplore le restaurateur. Conçu dans l’intention inavouée de balayer les clichés, Khamsa s’identifie comme un lieu convivial et chaleureux. Son propriétaire le distingue des petits cafés qui ont pignon sur rue dans le quartier algérien de Finsbry Park, au nord de Londres. Exclusivement masculine, leur clientèle compte surtout des ressortissants algériens. “Chez nous, les habitués sont plutôt des Anglais. Mais des compatriotes viennent également”, précise Sabrina.
Dans le menu estampillé algérien, les mets sont un inventaire de la diversité culinaire nationale. “Chaque région de l’Algérie a sa façon de cuisiner”, révèle une brochure du restaurant. Le couscous maison se décline sous sa forme kabyle, algéroise, des Aurès… “Nous faisons des recherches constantes pour diversifier davantage nos plats”, assure Djamel. Il est aux fourneaux en même temps que Sabrina. Le couple produit toute la nourriture sous le regard des clients.
Un simple comptoir sépare la cuisine de la salle à manger. “Nous voulons présenter une cuisine authentique”, dit Sabrina. Même le pain est fait sur place.
Dans les corbeilles, les soupeurs ont le choix entre une variété de galettes rustiques, aux herbes et au levain. En guise d’entrées, des kemias (assortiments de mets froids et d’amuse-bouches) sont proposés. Ayant choisi de ne pas servir d’alcool, les propriétaires de Khamsa autorisent néanmoins leurs clients à ramener leur propre vin. “Cela ne les dérange pas. Ils viennent surtout ici pour apprécier la cuisine algérienne”, remarque Djamel.
Outre le service ordinaire, Khamsa prépare des repas pour des mariages. Trois noces ont déjà eu lieu dans ses locaux. Abondant de projets, Djamel pense à l’organisation de soirées musicales et de poésie kabyle (isfra), qui seront animées par des artistes algériens. Un salon baptisé Akham (la maison en amazigh) est aménagé à cet effet dans le sous-sol du restaurant.
Très ambitieux, les époux Aït Idir ne manquent pas d’imagination. Ils font preuve également d’une grande volonté, en dépit des difficultés. Avoir ouvert Khamsa dans un climat de profonde récession économique en Grande-Bretagne constitue sans doute leur plus grand challenge. Au quotidien, ils doivent surmonter l’absence de produits typiquement algériens lors de la confection de leur menu. “Par exemple, nous devons nous rabattre sur l’huile d’olive marocaine, car la nôtre n’est pas disponible dans les commerces”, déplore Djamel.
Le même constat s’applique pour les dattes, si bien qu’à la place de la savoureuse Deglet Nour, les propriétaires de Khamsa sont contraints de servir des variétés tunisiennes de second choix. Selon Djamel, une solution existe. Elle est entre les mains des autorités algériennes qui pourraient aider des restaurateurs comme lui a ramener du pays les produits dont ils ont besoin.
Pour son couscous végétarien, Hadj Mahfoud compte sur la provision d’orge que sa vieille maman lui envoie régulièrement d’Algérie. À Londres, le grain brun roulé n’est pas en vente dans les commerces, même maghrébins. Pour autant, le restaurateur ne se décourage pas. L’indisponibilité de denrées du terroir ne l’empêche pas de concocter des menus algériens dont il régale ses clients. Ouvert depuis une dizaine d’années, son
restaurant bénéficie d’une grande notoriété. Sur la Toile, le Numidie Bistro surclasse l’ensemble des enseignes gastronomiques algériennes à Londres. Cette célébrité a valu à son propriétaire d’être invité par une des chaînes de radio de la BBC, qui organisera une émission dédiée à notre pays, à l’occasion de la Coupe du monde de football.
En 2001, quelques semaines seulement après son inauguration, le restaurant faisait une double page dans le Sunday Times. Le critique culinaire du journal dominical est séduit par l’originalité du lieu et de son menu.
“Je me souviens avoir quitté la cuisine à la fin du service ce jour-là pour jouer à la guitare en fredonnant une chanson de Brel”, révèle Hadj Mahfoud nostalgique. L’article mis sous verre orne un des murs de la salle à manger. Sur la vitrine du restaurant, des autocollants portent la caution de plusieurs guides de bonnes tables.
L’établissement se trouve dans une artère commerçante, à Crystal Palace, sur la rive sud de la Tamise. Sa devanture et son enceinte sont très sobres. Hadj Mahfoud a peint la salle à manger en bleu azur, à l’image de sa maison d’enfance à Tixeraïne, près de la Mitidja.
Des reproductions d’artistes orientalistes, comme Delacroix, et des photographies en noir et blanc sont accrochées çà et là. Elles racontent l’histoire cosmopolite d’Alger. Hadj Mahfoud s’est employé avec minutie à restituer le métissage culinaire de son pays natal. D’où le nom de son restaurant. “La Numidie est une terre berbère.
Elle a été conquise par les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Turcs, la France. Des juifs, des Espagnols et des Maltais y ont vécu. Elle est aussi le pays de mes ancêtres”, disserte le restaurateur. Lui-même est le descendant de la tribu de cheikh Ahedadh, chassé avec les siens de la Kabylie, au XIXe siècle, pour avoir organisé un soulèvement contre la France.
Son père et son oncle maternel sont des martyrs de la guerre d’indépendance. Ils lui ont transmis leur fibre nationaliste et leur engagement politique. Militant berbériste de la première heure, Hadj Mahfoud est arrêté pour ses idées. En 1989, il finit par quitter l’Algérie, transite par la France et s’installe finalement en Grande-Bretagne, où il se marie avec une Anglaise. Il a appris la cuisine sur le tas, en travaillant dans les arrière-salles des restaurants quand il était étudiant.
Une rencontre providentielle avec Worall Thompson, un restaurateur qui a fait fortune dans les années 1990, changera définitivement son destin. Le chef britannique est féru de cuisine nord-africaine. Il veut l’introduire dans ses menus et s’inspire des connaissances de Hadj Mahfoud dans le domaine. Outre les informations qu’il a collectées au cours de ses recherches, ce dernier fait appel à ses souvenirs.
Il se revoit petit, dans la cuisine de sa grand-mère, qu’il décrit comme un cordon bleu, et plus tard, à l’intérieur des bistrots d’Alger, à l’instar de Tontonville ou le Novelty, dont il s’est inspiré pour créer son propre restaurant. Au Numidie, les menus changent au gré des saisons. Ils comportent des mets authentiques que Hadj Mahfoud mitonne différemment, selon ses inspirations.
Il lui arrive souvent de remplacer l’agneau par la crevette dans la préparation de la chorba et d’accompagner son couscous d’une darne de lotte marinée et grillée. La plupart des plats portent des noms évocateurs, comme la tourte de la Mitidja, une galette de semoule aux oignons surmontée d’une rondelle de fromage de chèvre. Des merguez maison à base de viande, provenant en partie de joues de bœuf, sont également proposées aux clients.
Pour le restaurateur, le patrimoine culinaire algérien est une mine inépuisable de recettes. Mais il a le regret de constater qu’au pays, cet art, comme la culture dans son ensemble, est délaissé au profit de nouvelles tendances sans originalité.
“Dans la pâtisserie, par exemple, les gâteaux orientaux sont en vogue. Leur forme est différente mais ils ont le même goût”, constate Hadj Mahfoud. Son propre plaisir consiste à accompagner sa tasse de thé à la menthe d’un beignet tout chaud et croustillant. Il s’accorde ce moment de pur bonheur, avant le service du soir.
Au Numidie, les clients sont plutôt des intellos qui débattent l’état du monde entre deux cuillères de couscous. Un jour, Hadj Mahfoud a reçu la visite d’un groupe d’Anglais. De fil en aiguille, il a appris qu’ils étaient étudiants à Paris pendant la Révolution et avaient aidé le FLN. À la même époque, leur accompagnateur, un ancien journaliste, était le correspondant de guerre du Times à Alger.
“Ils étaient heureux d’être là et de déguster des mets algériens”, confie le restaurateur. Pour ces clients évidemment, l’Afrique du Nord et sa cuisine ne se résument pas au Maroc. Sans doute, parce qu’ils connaissent déjà notre pays.
Comme Khamsa, Numidie Bistro et d’autres petits restaurants tenus par des compatriotes s’emploient assidûment à promouvoir l’art culinaire algérien au royaume de Sa Majesté. Peut-être donneront-ils envie à certains de leurs clients d’aller tester à la source les saveurs qui ont flatté leur palais.
Peut-être qu’un jour aussi, des chefs britanniques évoqueront Alger dans leur carnets de voyage, filmeront sa Casbah et ses marchés et dégusteront des sardines grillées à La Madrague. Pour que cela devienne possible, il faudrait d’abord que l’Algérie fasse sa propre publicité. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. À Londres, le Maroc dispose d’un office de tourisme, pas notre pays.